mercredi 18 mars 2015

Tout est vain ?

J'ai encore passé une sale nuit, non à cause de nausée, mais de brûlures et de mon thorax que je sentais complètement compressé. J'ai pris un Doliprane puis me suis recouché et de minuit jusqu'à 7h30 ce matin, je me réveillais à chaque heure. Je me souviens qu'avant la découverte de mon cancer, je dormais d'une traite, rien ne pouvait me réveiller. De même, lorsque je me levais, aucun rêve ou cauchemar n'accompagnais mon éveil. Mon cerveau était vierge de tout. Depuis que j'ai le cancer et tous les traitements associés, mes nuits ne sont plus du tout les mêmes. Je n'arrive plus à dormir d'une traite, aussi fatigué sois-je, et c'est toujours un rêve ou un cauchemar qui me réveille, soit ponctuellement plusieurs fois par nuit, soit définitivement à mon réveil. Du coup, je ne récupère pas vraiment et mes nuits me fatiguent. Dès l'éveil mon esprit est en alerte, en alerte de je ne sais quoi, mais en alerte. Plutôt que de me sentir apaisé, je me sens déjà tendu alors que je n'ai même pas bu mon premier café.

Enfin, passons sur cette nuit, cette matinée où je n'ai cessé de dormir jusqu'à 14h00, pour ensuite me consacrer à répondre à Mamy avec qui j'aime échanger. Oui, même si je ne connais pas son monde intérieur, son monde intellectuelle, parce que nous sommes tous différents, elle est forcément une extra-terrestre pour moi. Cependant il est une passerelle qui nous unit malgré nous, c'est la maladie, les traitements qu'elle engendre, la fatigue qui peut parfois être la nôtre et, en cela, c'est comme si quelque part nous faisions partie d'une même famille, celle des cancéreux. Oui, il ne faut pas longtemps  pour parvenir à se comprendre explicitement ou implicitement, les peurs des uns sont connus des autres parce qu'eux-mêmes, au détour d'une mauvaise nouvelle sur l'évolution de la maladie, les ont connus. Peut-être pas dans les premiers mois, car il faut quand même un certain laps de temps pour réaliser pleinement dans quoi nous sommes embourbé, mais passé une année je pense que l'un n'a plus de secret pour l'autre, que l'on discerne vite les personnes qui ne veulent pas s'en laisser compter, qui feront tout pour combattre la maladie, physiquement, psychologiquement, et d'autres, tel que moi, qui ne se sentent pas la force de s'engager dans un tel bras de fer.

Je parle de bras de fer et immédiatement je pense à ma fille, à ma compagne, qui voudraient certainement que je fasse cette partie de bras de fer, au moins psychologiquement. Mais mon ennemi alors, c'est moi-même, c'est la morosité qui me prend parfois, l'envie de tout laisser tomber, ne plus éprouver le besoin d'entreprendre, de créer, d'inventer la vie quelque part, ou tout au moins de la réinventer. Mon autre ennemi c'est le temps, ou plus exactement ma notion du temps. J'aimerai pouvoir la décrire, la nommer, mettre des mots dessus, histoire de la cataloguer et de ne plus y penser. Mais comment décrire une notion du temps. Même vous en bonne santé, avez-vous la même ? Toute la journée, si je suis chez moi, je me sens enfermé dans un temps figé, qui ne s'écoule pas, qui ne passe pas, comme si le moment présent devenait éternel, telle une statue de marbre, indéboulonnable, in-déplaçable, et je sens sur mes épaules son lourd poids m'alourdir un peu plus encore. J'ai beau regarder la télé, car chez moi je ne fais que cela, cette perception du temps reste identique, du simple fait qu'il n'y ait aucun mouvement autour de moi, aucune vie, si ce n'est mon chat qui gambade parfois dans le salon, et il n'est que lorsque Cynthia est là que j'éprouve enfin le temps qui avance, que la statue se déplace, allégeant ainsi mes épaules et me permettant enfin de me détendre un petit peu. Oui, lorsque je suis enfermé chez moi, c'est comme être dans une prison, dans une geôle de six mètre carré ou aucun mouvement ne sert à rien, n'écartera pas les murs, n'ouvrira pas la porte de la cellule. Alors il faut que je sois dehors, alors seulement ma perception du temps change. Pour autant elle n'a plus rien à voir avec celle que j'avais naguère, avant l'annonce de ma maladie. Parce qu'aujourd'hui je suis un inactif, exactement comme un retraité qui sait qu'il commence à vivre ses dernières années, ses dernières décennies, lorsque je suis dehors le mouvement de la vie m’apparaît, comment dire, irréel. Je vois clairement coexister côte à côte deux perception du temps différentes engendrant en conséquences des comportements différents. Il y a celle des actifs, de ceux qui cherchent à l'être, qu'ils soient plus ou moins jeunes, et ils sont dans un rythme généralement rapide. Ils parlent vite, boivent un verre ensemble rapidement, marchent vite et tous, dirait-on à voir leur pas déterminé, semble avoir quelque chose à faire, un objectif à atteindre dans l'heure qui suit. A leur côté il y a les gens comme moi, tous ou presque étant à la retraite, qui marche sans se presser, comme s'il flânait, qui n'ont pas l'air préoccupé par quoi que ce soit, qui semble avoir envie de prendre du bon temps et qui ont, généralement, un visage serein, apaisé, comme s'il avait laissé derrière eux un lourd fardeau qu'il n'auront plus jamais à porter. Moi, du fait de ma vision à court terme à cause de la maladie, je suis dans une autre perception du temps présent. Sur beaucoup de point, elle s'apparente à celle des personnes à la retraite, mais moi je ne suis pas tranquille, ni serein. Pas plus je ne peux m'imaginer vivre des décennies, ne serait-ce qu'une, car si l'année prochaine je suis encore de ce monde, valide, capable de faire encore quelques petites choses, déjà ce sera bien, pas plus je ne peux m'imaginer sans maladie à venir puisque je suis, justement, en plein dedans.

En face de moi, à une autre table de la terrasse du café où je suis, brasserie située près de la gare, je vois deux jeunes filles s'appliquer à faire je ne sais quel devoir. Sur leur table sont sortie les trousses, les feuilles, et elles écrivent. Elle préparent leur avenir, voici ce que je me dis, mais savent-elles de quel avenir il s'agira ? Bien sûr que non. Pourtant, je les vois, elles s'appliquent et l'on voit qu'elles veulent bien faire. Quel âge ont-elles ? Dix-huit ans, vingt ans ? Sont-ce des lycéennes ou des étudiantes ? Je ne sais plus donner d'âge aux jeunes, je m'en rend compte chaque jour un peu plus. Donc ces deux jeunes filles s'appliquent, soigneusement, et je ne peux m'empêcher de regarder cela avec une certaine forme d'ironie, voire de cynisme. A quoi leur servira plus tard tout ce travail, lorsqu'à leur tour, pour une raison ou une autre, elle seront confronté à l'idée de leur mort imminente ? Que penseront-elles alors de toutes les valeurs qui sont, aujourd'hui, les leurs ? Se diront-elles : « Ça en valait tout de même la peine ! » ou, tel que je me le dis : « Tout cela est vain au bout du compte, car aucun de mes efforts d'antan ne fera reculer le moment fatidique de ma mort. »

Avec ma conception des choses, de la futilité, non de la vie, mais de tous les efforts que nous faisons pour construire nos vies, des vies sans véritables reliefs où la vie de l'un, à une télé près, ressemble à la vie de l'autre, où chacun cherche l'emploi, le revenu et un mois de vacance par an, en cela je suis toujours un disciple d'Emil Cioran. Oui, comme lui je pense que tout est vain, fondamentalement vain, et qu'aucun combat ne mérite que l'on se sacrifie pour lui, qu'aucune cause ne justifie que nous nous épuisions pour elle, car un jour tout se fini, nous disparaissons, nos rêves et notre sueur avec, nos rires et nos pleurs. Déjà hier, dès mes premières années de travail, je trouvais déjà complètement absurde d'aller travailler pour permettre à quelqu'un de vivre mieux que moi, l'employeur en l’occurrence ou toute la hiérarchie entre lui et moi. A cette époque je ne connaissait pas  Emil Cioran. Lui je l'ai découvert tard, alors que j'avais plus de trente ans. Que quelqu'un puisse vivre du fruit de mon travail, pourquoi pas, mais pourquoi mieux ? Est-ce à dire que je suis moins que lui, moins noble, une sous-merde en comparaison ? Et après on me demande de respecter un système où, très officiellement, des pans entiers de notre société sont considérés comme des sous-merde, tandis qu'un poignée infime de personne serait le nec plus ultra de l'humanité. Lorsqu'on réalise cette réalité et que l'on ne s'insurge pas contre elle, tel que c'est le cas depuis des centenaires, nous sommes soit fou, soit lâches. Je regrette que les syndicats français n'aient plus le poids qu'ils avaient dans les années 60, que les partis politiques ne nous proposent pas d'autres alternatives au modèle capitaliste actuel, celui des marchés, des bourses, des actionnaires et autres fond de pension en tout genre. Oui, nous sommes bel et bien embourbés, enlacés dans une mécanique qui ne dit pas son nom, elle s'appelle l'esclavage, et cette forme d'esclavage moderne, sous couvert de valeur tel que l'égalité et la liberté, est en tout point similaire à l'ancienne. Hier les esclaves étaient totalement tributaires des propriétaires terriens. En échange de leur travail gratuit, on leur donnait le toit et la nourriture gratuitement. Aujourd'hui, nous sommes totalement tributaires du monde financier, économique, et en échange d'un travail peu rémunéré, on peut avoir un toit, de la nourriture, des soins, mais tout cela est payant. Hier l'esclave n'avait rien, ne possédait rien, mais manquait-il pour autant de quelque chose de vital, c'est à dire un toit, un lit, de la nourriture, des soins ? Aujourd'hui, une partie du monde seulement possèdent quelques petites choses, mais la majorité, y compris parmi ceux qui travaille, manque de bien des choses. Tout le monde a-t-il un toit ? Tout le monde mange-t-il à sa faim ? Tout le monde est-il soigné comme il se doit ? En France, il est clair que ce n'est pas le cas et, dans le tiers monde ou dans les pays en voie de développement, c'est pire encore. Mais qui instaure cet état de fait, qui crée et entretient ce beau système. En cela, les politiques ne valent pas mieux que les financiers. Ils marchent ensemble, main dans la main, avec un objectif clair : maintenir ce système où 3% de la population détiennent à eux-seuls 80% des richesses mondiale. Si cela n'est pas écœurant, alors qu'est-ce que c'est ?

Je me souviens que lors de mes vingt ans, alors que j'entrai dans le monde du travail et, assez rapidement, constatais les absurdités de notre société, je me suis mis à lire des ouvrages économiques. Certains traitaient de théories pure, telle celle de Ford, de Kent, de flux tendu et d'autres que j'ai oublié. D'autres étaient des essais qui racontaient l'évolution de notre économie, partant de la première révolution industrielle, aux alentour de 1900, jusqu'à la révolution technologique que nous vivons. Ces mêmes ouvrages expliquaient très bien qu'en 1900 les fortunes étaient familiales, il n'y avait pour ainsi dire pas d'actionnaire et les bourses n'avaient quasiment aucun impact sur la manière dont chaque entrepreneur décidait de gérer son entreprise. C'est surtout après la seconde guerre mondiale que l’actionnariat, les bourses, les investisseurs prirent peu à peu de l'ampleur. Enfin, depuis la révolution numérique, informatique, détruisant en cela des millions d'emploi qui n'ont pu être remplacé par d'autre, une personne pouvant faire aujourd'hui un travail qui nécessitait hier quatre ou cinq personnes, la finance à également pris son envol, l'apogée allant des années 90 à maintenant. Bref, à la lumière de ces lectures, comprenant parfaitement où est l'intérêt des financiers, des actionnaires, des fond de pension, j'ai mieux compris le management inhumain qui est à l’œuvre dans les entreprises, j'ai mieux compris la logique des dirigeants des grands groupes, que ces derniers soient côtés ou non CAC40. Faire du bénéfice, toujours du bénéfice, l'homme, l'employé, le travailleur, l'ouvrier, n'étant qu'un indice de valeur, une valeur ajouté au produit et que l'on garde ou une valeur qui n'ajoute rien au produit et que l'on licencie. Comme aucun homme politique, fût-il président de notre république, ne peut entraver cette mécanique de l'embauche et de la débauche, que les entreprises sont toujours en recherche d'argent, de liquidité pour prospérer, à défaut de perdurer, j'ai là aussi compris que ce n'était plus eux, les politiques, qui gouvernaient la planète, mais bel et bien le monde de la finance, les grands patrons, les cours de la bourse devenant le seul indicateur de notre potentiel avenir.

Oui, pour qui s'intéresse un peu à l'histoire, il est étonnant de constater à quel point les pouvoirs changent de forme, mais jamais dans le fond. A l'époque des rois, la fortune et le pouvoir étaient les terres et l'armée que l'on possédaient. Mais là aussi, la majorité de la population, paysans, fermiers, agriculteurs ou militaires, n'avaient qu'un faible niveau de vie comparé à cette poignée d'homme que constituaient l'aristocratie et la royauté. Puis vint la révolution, les premières républiques, mais comme à l'époque des rois, c'est les terres qui faisaient la fortune d'une puissance, d'où la colonisation en puissance à cette époque-là, afin d'accumuler toujours plus de richesse. Puis il y eut la première révolution industrielle, les premières usines, premières manufactures, premières grands fortunes, toujours une petite poignée d'hommes, mais un cercle dans laquelle la bourgeoisie pouvait se faire une place. En parallèle, le politique exerçait parfaitement son rôle, destinant du sort de la nation et du peuple, ce qui nous valu trois guerres consécutives contre l’Allemagne, dont deux guerres mondiales. Les bourses n'existaient pas encore. A présent, le pouvoir ce ne sont plus les rois ou les politiques qui l'ont, non, ce sont bel et bien les hommes d'argent, une minorité là-encore, qui sème sur sa route les même inégalités qu'hier.

Alors, lorsqu'on est à l'aube de sa vie, que penser de tout çà ? Tout est vain ?


(18 mars 2015)

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