dimanche 15 mars 2015

Chacun est seul - Chapitre 9

IX


Tourbillon
Menace
Et pourtant le jour

Imminence latente
En embuscade
Elle m’attend

Derniers moments
Jours, mois, années
Parce que né une fois

Bientôt le silence
Autre bruit de l’univers
Autre rive à aborder

Dans l’attente
Solitude
Mais jamais je ne suis seul

Plus étroit qu’un puits
Plus profond qu’une perspective
Déjà elle m’aspire

J’entends les pleurs
Ils bercent mon voyage
Le temps se fige pour un instant


Depuis quelques mois, régulièrement, une morne déprime s’installe en moi. J’essaie de lutter, de résister, de repousser l’envahisseur, mais rien n’y fait et petit-à-petit j’abdique. Je n’ai plus envie de parler, plus envie d’entendre, de bouger, à petit feu ma curiosité s’éteint et plus rien ne m’émerveille. Ceci m’installe dans une espèce de silence, un monde imperméable au reste du monde, une bulle qui laisse filtrer quelques sons, quelques formes et visages, mais ces derniers, je l’éprouve, même s’ils me touchent, ils ne m’atteignent plus, ne me pénètrent plus. D’un côté je veux ce silence puisque j’agis en conséquence, mais de l’autre j’en suffoque. Alors je me pose la question, question quasi-quotidienne, qu’ais-je donc dans la tête, que s’y passe-t-il ?

Immédiatement s’imprime le mot « cancer ». Il prend toute la place et s’étale même au-delà. Cependant, derrière le mot ce n’est pas la maladie en tant que telle que je rumine, pas plus que les traitements ou examens qu’elle impose. Non, ce que je vois c’est la fin, les derniers moments, le dernier instant. Bref, je disserte et disserte alors que tout ceci n’est que vent, ne changeant strictement rien à ce qui est notre juste condition, une réalité sans relief aussi plate qu’une feuille de papier pour laquelle, pourtant, nous nous arrachons maintes fois les cheveux dans notre parcours de vie. Rien n’échappe à la mort, rien n’est éternel, nous ne sommes que des nuages errant dans un ciel qui se moque éperdument de notre présence, de notre absence ou de notre disparition en son sein.

Novembre 2013, 17H00, je suis au téléphone avec Cynthia à l’entrée de la gare La Part-Dieu à Lyon. J’attends le train qui doit m’emmener à Saint Étienne, lieu où nous résidions alors. La gare est noire de monde, les gens se marchent dessus, pas un espace pour respirer et c’est donc dehors que je m’installe en attendant que la voie de mon train s’affiche. Je ne me sens pas bien, j’ai comme des vertiges, tout tangue, autant mon corps, ma tête, que tout ce que je vois ou entend. Cynthia m’écoute et brusquement plus rien. Je fais trois crises d’épilepsie consécutives, l’intégralité de mon corps est prise de convulsions et les tremblements ne s’arrêtent pas. Mon téléphone est quelque part sur le sol, la communication n’a pas été coupée et Cynthia, impuissante, démunie, entend tout ce qui se passe, mes râles, les gens qui s’attroupent autour de moi, les secours qui arrivent. En urgence on m’emmène à l’hôpital Edouard Hériot. Je suis totalement inconscient et mes tremblements persistent. Décision est prise de me plonger dans un coma artificielle afin de les faire cesser. Bien entendu je ne me souviens de rien, touts ces faits ne m’ont été relatés que par la suite. Pour comprendre ce qu’il m’arrivait, l’équipe médicale demande qu’un scanner cérébrale soit effectué. Ils découvrent une tumeur au cerveau, une tumeur cancéreuse. Dans la foulée suit un scanner des poumons. Une seconde tumeur est décelée dans le lobe supérieur droit. Combien de temps a passé entre ma première crise d’épilepsie et le moment où j’ai repris conscience ? Je ne m’en souviens plus. Cynthia est là, assise sur une chaise juste en face de mon lit. Sur son visage on peut tout lire sauf ce qui s’apparente à de la joie, au bien-être, à la sérénité. Vous dire qu’elle était inquiète serait un euphémisme car certainement bien loin de la réalité de ses émotions et du va et vient de ses pensées. Le cancer étant diagnostiqué, on me transfère à l’hôpital La Croix Rousse afin que je subisse toute une batterie d’examen. J’y suis resté un mois, complètement sonné par cette nouvelle. Plus rien n’était tangible, plus rien n’avait de sens tant chaque moment me semblait être le dernier. Dans mon esprit, cancer était synonyme de mort imminente, impatiente de s’abattre le plus tôt possible, immédiatement si l’occasion se présentait. Avec le recul, ce mois passé à la Croix Rousse me parait irréel. Le temps était froid, il neigeait et un vent glacial malmenait mon visage et mes mains. Mon corps mis plus d’un mois à récupérer des séquelles laissées par mes crises d’épilepsies. J’avançais comme un bébé apprend à marcher, plaçant méticuleusement un pied devant l’autre dans un rythme si lent qu’il me fallait vingt minute pour parcourir cent mètres. De même, mon souffle me mettait à rude épreuve. Tout les dix pas il fallait que je m’arrête, voire que je m’accoude contre un mur, pour reprendre mon souffle. Psychologiquement je n’étais plus dans ce monde, dans ses règles et ses normes. Le personnel hospitalier en a fait les frais tant je n’en faisais qu’à ma tête, faisant fi des règles de l’hôpital, persuadé que je ne serai plus de ce monde le lendemain. Ce fût un mois où chaque jour défilait dans ma tête le récit de ma vie, cette ligne droite si claire qui n’avait pourtant plus aucun sens lorsque l’on se trouve sur le pallier de la mort, s’essuyant les pieds sur son paillasson comme un ultime cri à la vie.

Mais ma vie n’a jamais été une ligne droite, simplement une suite de bifurcations allant à l’encontre de la ligne initiale. Enfant de parents aisés, élevé dans le respect de l’autre, de la politesse, de la bienséance, j’aurai du suivre une scolarité normale avec des notes honorables et, à terme, exercer un emploi à la hauteur des espérances de mes parents. Puis je me serai mis en couple, aurait rapidement eu des enfants, entretenant toute la famille avec mes seuls revenus. Jamais je n’aurai du connaître la prison, l’hôpital psychiatrique, l’UMD et les commissariats. Mais la bifurcation a bien eu lieu, la seconde d’une longue série, alors que j’avais onze ans. Pour la première fois je vis ma mère se faire frapper, j’ai vu mon père se défouler sur elle. Vous dire quel type d’électrochoc ce fût, je ne le peux. Par contre ça en fût fini de l’enfant sage, obéissant et respectueux de ses parents, enfant qui prenait pour paroles d’évangile chaque leçon de vie de ses Dieux. L’Éden s’est écroulé, à mon tour je croquai la pomme et, sans bien m’en rendre compte sur le moment, je devenais le serpent, celui qui se jouerai des règles et des lois, prenant un malin plaisir à les enfreindre dès que l’occasion se présenterait. Tout y est passé, des vols de stylos dans les librairies aux vols de mobylettes, de ma première cigarette à mes premiers joints puis, plus tard, de mes premières lignes d’héroïne, de cocaïne à l’alcool. En pleine adolescence, alors que mes parents étaient ruinés, croulant sous les dettes, je n’hésitais pas à voler autoradios et toutes sortes de marchandises susceptibles d’être revendues. Grâce à cela j’avais mon argent de poche. A quatorze ans j’ai définitivement quitté le circuit scolaire, errant dans les rues ou dans des parcs avec d’autres jeunes aussi perdus que moi. Certains d’entre eux sont morts par la suite alors qu’ils n’avaient même pas vingt ans, essentiellement à cause des drogues dures. Je pourrai m’attarder des pages et des pages sur cette époque, l’adolescence, son insolence, ses remises en cause, ses interrogations, où nous étions hors système et avions régulièrement des comptes à rendre à la police, à la justice, mais ce serait narrer des banalités que tous vous connaissez dès lors que la jeunesse sort des sentiers battus. Vols de voitures, poubelles en feux, bagarre pour un oui ou pour un non, les femmes comme faire valoir de notre virilité, de notre force, tout était bon pour nous croire des hommes, des vrais, invincibles face à l’adversité de nos misérables conditions de vie.

Liberté monotone, du raisin en abondance !
Joie au pays des dépravés
Joie des songes achetés
La vie et le bien, Dieu s’en tape !

Je me suis moqué de moi-même
Puis des autres et des autres
Pour m’aimer un petit peu
Dans cette jungle de sauvage

Trop sérieux me dites-vous
De nous voir en cette boue
Mais dites-moi braves pèlerins
Où êtes-vous quand je pleure ?

J’ai pissé sur le mur des écoles
Pour venger mes copies
De l’ingrat dictateur
Des sueurs de mes nuits
J’ai tapé les plus faibles
Pour une place chez les grands
Ces petits de la cour de récré
Mais oublié ce passé ridicule

Sur les roulettes de mes patins
J’excellais pour des filles intouchables
Qui n’avaient cure d'un pauvre clown
Que le béton faisait valser
J'ai décidé de me venger de ces salopes
Abandonnant le sentiment dit amoureux
Le plaquant à coup de masse
Entre le sol et ma semelle

Enfin la rue vint me happer
Dans son système du plus fort
Du plus fou du plus cynique
Avec ses lois, son unique règle
Marches sur l’autre et tu seras !
Tu exploiteras le pleutre vaincu
Il sera esclave de ta colère
Sera la bonne de tes humeurs
Même sa femme deviendra tienne

Puis j’ai connu la folle de nos âges
Oui marre d’être un puceau chez les puceaux
Le travail terminé j'ai roulé dans la gadoue
Cette nympho du sentiment
Un cap de plus fût bien franchi
J’eus tout loisir de me moquer et de baiser
Je connaissais le mode d’emploi
Du grand mystère du premier âge

Puis l’interdit, le véritable, est arrivé
Normalement, trop logiquement sur mon chemin
C’était moi seul face au système
Système bâtard, qui t'a permis de me leurrer ?
Que ce soit mobs ou drogues diverses
Autoradios ou caves d’immeubles
Je n’en pouvais plus de t’ignorer
Tu pris grand soin de moi un peu plus tard

Enfin celle qui n’existait pas
S’est un jour posée là sous mes yeux
Oui mon cœur en a pris un coup
Mais un de plus, qu’est-ce que c’était ?
De par son corps, de par ses lèvres
Je la voulais comprenez-vous ?
Pour toute la vie, pour toute la mort
Nous ne fûmes ensemble que quelques jours…

Puis j’ai franchis la première porte d’un café
Drôle de marais que cet endroit
Drôle d’impression quand tu renifles
Les maîtres étranges de ces lieux
Deux trois putains en petit cercle
Deux hommes pleurant avec leur bière
C’est qu’à cette heure
Les gens stressés sont tous partis

J’avais bien l’âge mais pas l’argent
Pris un café pour compenser
Observé le manège de cette foire
Pour ne pas être écrasé par un puissant
Il me fallait être du cercle
Près de ces putes bonnes qu’à une chose
A faire sortir les gros billets car chacun sait
Que là se terre le nœud final de tout pouvoir

J’ai découvert un autre monde
Plus pernicieux, plus décadent
Car quand l’argent est si présent
L’interdit en devient sourd
Tout est légal en apparence
Les faveurs sont, elles, gratuites
Même la came que tu t’injectes
Même la pute que tu baiseras
Car ta parole a la valeur
De l’un des comptes que tu possèdes

N’en ayant pas je me suis tus
Bénéficiant des largesses de ces Messieurs
Je devenais un homme de main
Suscitant les besoins de quelques uns
Écrasant un peu plus la marmaille du quartier
Récompensée à coup de pièces trébuchantes

Mais il manquait une femme dans mon décor
Au moins une pour prendre mon cœur
Égoïstement serré entre ses doigts vernis
Mais où était-elle cette connasse ?

A  observer et à me taire
J’ai perdu la main et le doigté
La prison m’a accueillit
J’étais adulte, j’étais majeur
J’ai eu le temps pour le bilan
J’ai eu le temps pour voir mes pairs
Le résultat n’est pas bien gai
J’ai tout gâché comme un morveux

Le monde est fou, le monde est boue
Tout est truqué, même les couleurs de l’arc-en-ciel
Quand par malheur nous écoutons
Le son distinct des instincts bas
Oui il en faut des coups sordides
Pour pouvoir s'en rendre compte

Même le poisson qui nage dans l’océan
Stagne dans un périmètre bien défini
Tout comme l’oiseau et bien sûr l’homme
Qu’avons-nous donc de supérieur, dites-le moi ?

J’aimerai être une plante
Inaccessible aux proies humaines
Ce que nous sommes les uns aux autres
Quand tu regardes ton voisin
Une plante qui serait vie
Sans  bonheur et sans malheur
Cherchant soleil et un peu d'eau
Pour grandir et non survivre

Je laisse donc à qui le veut la politique et autres affaires
Qu'ils sachent seulement que ma confiance s'est éteinte
Je voterai, manifesterai sans aucune conviction
Sachant l’absurdité de nos prétentions si orgueilleuses

Le bon Dieu doit sourire
Dans les hauteurs de son perchoir
Observant toutes ses fourmis
A rabâcher et pinailler
Pour définir un ordre systématique
A ce qu’elles ne sauront jamais pourtant venir

Quant au Diable il se morfond
Constatant la misère mentale de ses recrues
Il ne sait plus quoi faire, je vous le dis,
De moi y compris évidemment

Si Bouddha était un sage, il se serait tût
Si le Christ était amour, il se serait tût
Et si je parle aujourd’hui
C’est que je ne suis ni l’un ni l’autre

Il n’y a pas d’espoir me dites-vous
Dans ce roman vulgaire de chaque jour
Pas de lumière dans le creux sans rimes de mes phrases
Mais pourquoi colorer ce qui toujours sera du noir ?

Mon cœur a trop souffert
Vous répondrais-je sans hésiter
A croire possible du possible
Mais ne trouvant que du néant

S’il me reste un seul espoir, je le garde précieusement
Le préservant de votre monde, peut-être même de moi-même
Il est ma seule énergie pour lutter un peu chaque jour
Dans ce qui n’est plus une simple jungle
Mais un véritable abattoir


A la lumière du cancer, de cette maladie mortelle qui fait de moi un handicapé, comment ne pas trouver puéril, ridicule, ces ambitions d’antan ? Ces évocations me semblent être un rêve, même un film de cinéma m’apparaîtrait plus réel, plus consistant, et je ne me reconnais pas dans l’enfant puis l’adolescent que je fus, comme si leur histoire n’était plus la mienne. Ils sont d’autres personnages, des êtres que j’aurai croisé par mégarde, inattention, sans le faire exprès, spectateur de leur déroutante trajectoire. Ainsi en va-t-il de la mémoire qui filtre certains événements, met un voile sur des mois ou des ans, nous laissant accès qu’à une part de notre histoire, souvent la plus troublante, difficile, perturbante, mettant entre parenthèse, voire occultant tout ce que nous avons pu vivre de joyeux et d’agréable. Est-ce l’instinct de survie qui est à l’œuvre, obligeant la mémoire à ne focaliser que sur le désagréable, le pénible, au cas ou ? Tu n’étais même pas née Cynthia pendant toutes ces années de débauches, de gâchis, et il en est très bien ainsi. Toi, l’étudiante parfaite à la scolarité exemplaire qui jamais n’a fait un pas de travers vers le vice, le mal, tu m’aurais fui évidement. Pourtant ton parcours n’a pas empêché ton malaise, ton mal-être, jusqu’à plonger dans l’anorexie. Lorsque nous nous sommes connus, tu étais en année sabbatique et, tout comme moi, tu ne savais quelle direction prendre. Ton BAC en poche, tu avais renoncé à entamer des études supérieures. Tu étais plus soucieuse de ton poids que de ton avenir professionnel. Que se passait-il dans ta tête ? A quel point les blessures de ton histoire saignaient encore ton cœur ? Les panser, les soigner, tel était mon ambition, ma volonté, dès que nous nous sommes mis en couple. T’incitant à reprendre tes études, je ne sais si c’est moi qui t’ai convaincu, mais tu le fis dès la rentrée suivante. Arrivé à Lyon les poches vides, dormant dans un foyer pour sans abris, un mois plus tard je trouvais un emploi et six mois après nous étions installés à Saint Étienne. Ce fût notre foyer pendant cinq ans, cinq années où chaque jour tu pris le train pour te rendre à Lyon, là où se trouvait ta faculté de lettre. C’est avec toi que j’ai commencé à vivre, quarante ans après ma naissance, à apprécier de vivre. Mais aujourd’hui mon cancer est une ombre à notre bonheur et je m’en veux de n’avoir pas pris soin de moi auparavant, en m’abstenant de fumer par exemple. Ma maladie est le compte à rebours de notre union et plaise aux Dieux qu’elle nous laisse encore un peu de temps.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire