dimanche 15 mars 2015

Chacun est seul - Chapitre 14

XIV


Vous êtes condamné à deux ans de prison avec sursis pour coups et blessures volontaires ayant entraînés la mort sans intention de la donner, cinq ans de mise à l’épreuve et à trente-mille francs de dommages et intérêts. Incrédule, figé, je fixe et écoute le juge énoncer mon jugement, ma peine, ma sentence. Le vocabulaire est technique, juridique et de prime abord je ne comprends rien à ses dires. C’est alors que mon avocat se retourne vers moi, m’expliquant en terme simple que j’étais libre, que je ne ferai pas de prison. Lors des trois jours que dura mon procès je n’avais pas regardé une seule fois les jurés. Effectivement je ne me sentais pas digne de croiser ou de soutenir leur regard tant, contrairement à eux, j’avais péché. Je ne méritais que des coups, des insultes, mais aucun cas de la compassion ou de la clémence. Quand j’eus enfin compris, réalisé qu’ils me laissaient en liberté, alors seulement je les ai regardé, un par un, les fixant longuement, mais toujours aussi incrédule tant leur verdict me stupéfiait. A peu de chose près j’étais comme tétanisé, incapable de bouger mon corps, et seul mon regard allait d’un visage à l’autre. Il m’est impossible de décrire précisément ce qu’il me semble avoir lu dans leurs yeux, mais je crois qu’ils étaient satisfaits de leur décision. Pour ma part, je n’en menai pas bien large, me sentant brusquement démuni, comme vidé de toute mon énergie, car cette liberté qu’ils m’accordaient me laissait face à un immense désert de sable aride, un Sahara, car je m’étais préparé à affronter uniquement les quatre murs d’une cellule de prison. En moi se télescopaient des sentiments mêlés, entremêlés, enchaînés, noués, et je ne savais sur lequel m’arrêter. Il y avait de l’étonnement, du soulagement, de la perplexité, de la culpabilité, toujours elle, une forte envie de pleurer, mais absolument aucune joie, aucun sentiment euphorique. Ainsi était ma pénitence, ainsi en avaient-ils décidé, j’étais condamné à vivre et non plus à survivre, condamné à aller de l’avant en évitant les chemins de traverses, les sentiers faciles tels que l’alcool, les drogues ou quelque médicament qui soit. Auparavant je ne savais pas que la liberté avait un poids, ce jour-là je l’ai compris.

Mais revenons à Michel, ce monsieur qui est mort par ma faute, ce père de famille dont j’ai brisé, le terme n’est pas trop fort, toute sa famille, revenons à mon juge d’instruction qui, à l’origine, m’avait inculpé pour homicide volontaire et attardons-nous un petit peu sur mes incarcérations puis mes condamnations. Lorsque j’avais dix-huit ans, les quatre mois et demi que j’avais passé à la prison de Fleury-Mérogis furent ma première expérience cloisonné entre quatre murs. J’ai senti ce que signifiait l’enfermement, le temps qui semble ne plus passer, un temps inutile car nous ne produisons rien, absolument rien dans ces geôles, j’ai senti pour la première fois que je n’étais rien, un détenu anonyme parmi mil autres dont tout le monde, sans exception, se foutait complètement, vous y compris. Peu importe nos états d’âme, nos remords, notre souhait de nous réinsérer ou non, tout cela n’existait pas, n’existait plus. Puis il y eu la prison de la Santé, le CMPR, qui ne ressemble en rien à la prison de Fleury-Mérogis. Pour autant le cadre n’est pas plus agréable et ne donne vraiment pas le goût ou l’envie de vivre. Les cellules sont crasseuses, certaines n’ont même plus de peinture et il n’est nul besoin d’observer longuement ce décor pour déceler des taches de moisissure, des morceaux de plâtres manquant et la rouille des barreaux qui gâchent la vue de chaque fenêtre. Enfin il y a la taille de ces cellules dans lesquelles nous sommes enfermés vingt-deux heures sur vingt-quatre. Une cellule individuelle doit mesurer dix mètres carré et les cellules plus grandes, réservées pour deux personnes à l’origine, mesure un peu plus du double. Cependant, à cause de la surcharge carcérale, ce n’est pas deux mais quatre personnes qui s’y entassent. Autant vous dire que lorsque l’un d’eux est debout, les autres n’ont pas d’autre choix que de rester sur leur lit. Ayant vécu ces expériences carcérales, ayant senti, éprouvé à quel point il était désagréable, frustrant, contrariant, déprimant d’être détenu, il est clair que j’ai voulu tout faire pour éviter la détention suite à ma bagarre avec Michel. La vraie vérité est que lorsque j’ai commencé à le ruer de coup, quand il a commencé à avoir peur, à m’implorer pour que je cesse de le battre, je l’ai rué d’encore plus de coup et, à un moment donné, il est tombé à l'eau et c’est seulement là que j’ai eu peur. J’ai eu peur que le lendemain, si je le laissais tel quel, il ne se rende à la police pour porter plainte et que je sois, moi, de nouveau condamné à faire de la prison. Mais je ne voulais plus être en détention, je ne voulais plus connaître ce monde glauque qui vous détraque fatalement, forcément, un univers où aucune réhabilitation n’est possible tant les lieux et son fonctionnement ne peuvent permettre le moindre épanouissement à qui que ce soit. Oui, quoi que l’on pense de la prison, de son utilité, de sa nécessité, il est indéniable qu’elle détruit, déconstruit ou casse toutes les personnes qui sont en son sein.
Sur le quai, Michel à l'eau, mon raisonnement fut très rapide. J’avais déjà été une fois en prison et il était clair que je ne voulais pas y retourner. Mais à cet instant, force est de constater que je n’avais pas tiré les bonnes leçons de ma première incarcération. Enfin de compte, éviter la prison est quelque chose de très simple. Il suffit de se comporter correctement avec les gens, de respecter les lois mêmes si elles ne nous plaisent pas, et si l’on veut combattre tout ce qui ne nous convient pas dans notre société, alors il faut le faire de manière respectueuse, pacifique, seul ou à plusieurs et, assez souvent, nous sommes écoutés à défaut d’être entendu ou d’avoir gain de cause. Quoi qu’il en soit, quel que soit la méthode utilisée pour contester, quémander ou exiger, rien ne se peut par la violence, qu’il s’agisse de litiges privés ou publiques.

La vraie vérité donc, lorsque j’ai ressentie la peur que j’avais d’être réincarcéré de nouveau à cause de cet acte, acte stupide encore une fois, j’ai attendu effectivement une minute ou deux, cela est vrai, mais pas pour savoir s’il respirait ou non, s’il nageait ou pas, non, j’ai attendu une minute ou deux pour avoir la certitude qu’il était mort. Ainsi la vérité officielle, celle que j’ai raconté à tout le monde, à qui voulait l’entendre, cette vérité officielle est fausse bien sûr, mais je m’y suis maintenue car ne voulant pas retourner en prison, j’ai tenté de limiter les dégâts en diminuant ma responsabilité, espérant ainsi que les juges seraient plus clément envers moi. Cependant, même si ma stratégie a fonctionné, je n’en tire strictement aucune gloire, aucune joie, aucune réelle satisfaction, car moi je sais de quoi il en a été, mon cœur l’éprouvant et culpabilisant comme personne ne peut culpabiliser. Oui, je culpabilise encore car, en mon âme et conscience, jamais je n’ai voulu la mort de Michel, pas plus au café que lors du trajet qui nous mena jusqu’au quai, pas plus pendant notre bagarre que lorsqu’il tomba à terre puis à l'eau. Non, c’est uniquement la peur de la prison, cette espèce de panique qui m’amena à prendre cette décision sordide, stupide au possible, celle de n'avoir pas été chercher du secours, tout de suite, et aujourd’hui je m’en veux de n’avoir pu être plus sensé, plus sage, tout cela parce que l’alcool avait fortement perturbé ma raison, ma capacité de réflexion, annihilant toute forme de sagesse ou de lucidité. Cette nuit-là j’ai agi comme un fou, un sot, un imbécile, un petit connard de branleur qui n’avait en tête que son ego, sa virilité de merde à prouver envers quelqu’un qui ne valait pas mieux que lui. Cependant, encore une fois, jamais je n’ai voulu la mort de cet homme, car qu’il vive ne m’aurait nullement dérangé, je ne lui en voulais pas à ce point-là et n’éprouvais aucune haine à son encontre, lui que je n’ai connu que quelques heures, même pas une journée, et si j’avais été certain de ne pas faire de prison suite à notre altercation, il est évident que je j’aurai été chercher du secour. Aussi je culpabilise encore aujourd’hui d’avoir préféré  ma liberté à sa vie. Bien entendu cette mauvaise décision a joué sur mon moral dès le lendemain. Pendant plus de sept ans je suis devenu quelqu’un de profondément déprimé, triste, déçu. Je regrettais et ne me voyais plus d’avenir, y compris après le verdict clément de la cour d’assise. Comment pourrais-je oser me regarder à nouveau dans une glace, moi qui avais osé faire ça ? Oui, afin de me ménager quelques plaisirs éventuels à venir, ce soir-là j’ai fait le choix de laisser un homme mourir. Ainsi, même si vous ne l’acceptez pas, vous pouvez quand même comprendre que je n’étais vraiment pas bien dans ma peau, ne trouvant plus d’intérêt à quelque activité que ce soit, devenant ainsi, lentement mais sûrement, un véritable légume bourré de cachets. Certes je voyais des psychiatres, m’entretenais avec eux, leur but étant de m’aider, de me soigner, mais que pouvait-il soigner lorsque moi-même je ne voulais pas me soigner, estimant mon avenir fini, estimant mon acte impardonnable, estimant que celui que j’étais ne méritais plus de vivre, ne méritais plus de plaisir, ne méritais plus de participer aux choses de ce monde parce qu’il en avait détruit une partie, l’un de ses grains, pour rien, pour une futilité.

A l’évocation de ce triste passé je ne peux m’empêcher de penser à ma fille, Jade, et à Cynthia. Effectivement, comment se fait-il que Nathalie et Cynthia, malgré ces faits qu’elles connaissaient, m’aient fait confiance ? Cela est un mystère que je ne parviens pas à m’expliquer et face à leur attitude je reste encore dans une profonde perplexité. Est-il possible que, quelque part, elles aient éprouvé une forme d’enivrement à accepter d’être en couple avec un délinquant, un meurtrier ? Est-il possible qu’elles aient simplement fait le pari de la confiance, se persuadant je ne sais comment que jamais plus je ne commettrai un tel acte ? Est-ce pour d’autres raisons ? Je n’en sais strictement rien car, jamais, je n’ai osé leur poser la question. Quant à ma fille, moi qui veut lui transmettre des valeurs que je juge essentielles, tel que le souci d’éviter de faire du mal à autrui, comment être crédible dans son regard puisque dans les actes j’ai été à l’encontre de ces propres valeurs. La théorie c’est bien, il en faut et c’est souvent salutaire. Mais les actes, ne sont-ils pas la seule vérité d’un être, les uniques éléments tangibles pour juger de ce dernier ? Je le crois, mais vous ? Un jour ma fille saura tout cela et, je le sais, elle ne pourra qu’être déçu par ce qu’a fait un soir son père. La confiance sera-t-elle brisée ? M’écoutera-elle encore avec les mêmes oreilles, la même attention ? Là aussi c’est l’inconnu, l’incertitude, mais quel que soit sa réaction je l’assumerai, sans rien quémander, sans l’implorer, lui demandant uniquement de m’excuser d’avoir été un jour cet être-là.

Je cherche l’ombre du jour gris
Propice instant magique
Au couleurs de mes idées
Arc-en-ciel de l’esprit libéré

Je cherche l’hydre qu’est mon âme
Dans le vacarme des sentiments
Qui sont à tous et à personne
Pour clarifier enfin la donne

Chercher l’espace dans ma limite
Loin du monde fou et cloisonné
Qui encourage nos solitudes
Et nous abreuve de certitudes

Je cherche le temps de l’imprévu
Saison perdue hors de ma vue
Loin des consciences loin de nos vies
Lorsque l’hiver a trop agit

Je veux lasser le désespoir
De ses offres si grossières
A coup de flèches nommées espoirs
Là les seules pierres de ma prière

Je veux oser me sentir sage
Sans un seul rite de passage
Car ceux présents depuis les temps
Embourbent nos pas trop loin des vents

A la vie je veux sourire
Lui apprendre que je respire
Sans l’aide d’un pacte du malin
Le bonheur est si soudain…


La vérité étant ce qu’elle est, les actes étant ce qu’ils sont ou ont été, il n’y a pas d’autre alternative que de faire avec, car le fil de la vie, malgré nous, nous force à avancer, y compris vers des abîmes. Aujourd’hui, vingt-cinq ans après cette mort, je ne sais toujours pas quoi penser de moi. Certes, je ne suis plus celui-là, tout au moins dans les actes, mais dans le fond ais-je véritablement changé ? Suite à la tuerie, au massacre qui eut lieu en janvier 2015 au journal Charlie Hebdo, puis deux jours plus tard l’assassinat de quatre juifs dans un supermarché casher, il y eut quelques jours plus tard un rassemblement national au nom de la liberté, dont celle de l’expression et du droit à pratiquer ou non le culte de son choix. J’y ai évidemment participé, mais cette journée fût étrange pour moi. Elle m’a attristé car une fois de plus elle n’était que la conséquence de la bêtise humaine, des vérités toutes faites au nom desquelles certains sont prêts à détruire, à saccager, à tuer. Nous ne tirons aucune leçon de l’histoire humaine, chaque époque reproduisant les mêmes erreurs, habitées par les mêmes tares, seuls leurs formes diffèrent, mais point le fond. Ceci dit, lorsque j’avais vingt ans, j’étais exactement ce que je dénonçais lors de cette manifestation. J’étais dans l’intolérance, le rejet total de certaines valeurs et idéologies et, au nom des miennes, non seulement j’ai frappé, attaqué des hommes, mais de plus j’en ai tué un. Alors qu’est-ce qui a changé depuis ? J’ai simplement décidé de ne plus écouter mes pulsions, de ne réagir qu’en fonction de ma raison et, cela, même si elle m’amène à faire des choix que, par tempérament, je récuse. Est-ce cela s’assagir, devenir sage ? Je ne le crois pas. Cette attitude qui est mienne depuis vingt ans seulement n’est que la conséquence de mon désir d’avoir la paix, de vivre en paix avec moi-même, loin de tous conflits. Mais au fond de moi, je le sais et l’avoue, je suis toujours le même, aussi intransigeant et sec qu’hier. Cependant il arrive un moment où il faut être cohérent. Effectivement, on me laisse m’exprimer, on me laisse le droit de penser en ce que je veux, quand je le veux et où je le veux et la cohérence exige, impose, que je me plie à ce même exercice envers autrui, même si cela me déplaît souvent. C’est un combat de tous les jours avec moi-même où je m’oblige à l’ouverture d’esprit, à la tolérance et au respect de l’autre, même si je n’ai pas le retour de ce dernier. Depuis que j’agis ainsi, acte qui m’épuise régulièrement, ma vie n’a pas été forcément plus heureuse, mais une chose est certaine, elle est devenue plus paisible et, en cela, je ne regrette rien, bien au contraire. Je regrette simplement que mes parents ne m’aient pas appris tout cela, l’ouverture, la tolérance, qu’ils ne m’aient pas expliqué l’importance de cet état d’esprit. S’il l’avait fait, j’aurai été ainsi naturellement et, aujourd’hui, je n’aurai aucun effort à fournir pour accepter l’autre, nos différences ou nos désaccords. Mais là encore, je ne peux pas refaire l’histoire et il faut que j’accepte que dans ce domaine mes parents ont été de piètres pédagogues, de bien mauvais éducateurs. Certes, ils m’ont appris la politesse et j’ai toujours été quelqu’un de particulièrement poli, mais la politesse n’est pas synonyme de respect de l’autre. La politesse est une marque de respect, juste une marque, mais elle n’est pas pour autant un marque de considération et, dès lors que nous ne considérons pas l’autre comme notre semblable, la porte est grande ouverte à la dérive et, ce, le plus poliment du monde.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire