dimanche 15 mars 2015

Chacun est seul - Chapitre 10

X


Nous avons tous des fardeaux sur nos épaules, des secrets plus ou moins avouables, voire inavouables. Je n’échappe évidement pas à cette règle et, bien souvent, c’est le regard, la peur du jugement de l’autre qui nous amène à dévoiler ou à taire nos jardins secrets. Comme vous l’aurez compris, je pense ma fin plus ou moins proche et, quelque soit votre opinion à mon égard, cela n’enrayera pas ma maladie. Est-ce à dire que votre regard ne m’importe plus ? Ce serait mentir que de l’affirmer, je ne suis pas une machine insensible, mais il est évident qu’il n’aura pas l’impact qu’il aurait eu naguère. Parce que je crois mes jours comptés, peut-être à tort vu les avancées spectaculaire de la médecine dans le traitement du cancer, à quoi me sert-il de me taire ? Pour me protéger de qui, de quoi ?

Dans mon jardin il n’y a pas que des arbres desséchés, des cactus, des plantes carnivores ou des rivières qui déferlent en furies, il y aussi une tombe. Nous étions au mois d’août 1993, j’allais sur mes vint-six ans et tout a commencé dans un café du quartier que j’habitais alors, situé sur une petite place. Ce bar s’appelait « le Mickey », un prénom sympathique, non ? Walt Disney n’est-il pas là pour faire rêver, pour nous détendre ? Assis sur un haut tabouret au comptoir, à l’époque mon cœur souffrait d’un mal d’amour, une rupture avec la première femme que j’ai aimé. Elle s’appelait Virginie. Pour noyer mon chagrin je buvais bière sur bière, désireux d’être ivre pour que mon cerveau ne fonctionne plus, que ma raison s’éteignent, ne voulant plus penser à l’être aimé. Tranquillement assis à ce bar sur mon tabouret, n’ayant envie de communiquer avec personne, uniquement soucieux de rester seul avec ma douleur, ma souffrance, un homme noir vint vers moi. Il devait avoir deux fois mon âge et ne cessait de rigoler. Oui, je me souviens de ses rires et c’était vraiment beau de le voir ainsi. Il était également ivre, mais qu’elles étaient les raisons de son ivresse ? Pourquoi lui-aussi buvait-il autant ? Je ne le saurai jamais. Peut-être aurais-je pu chercher à comprendre, mais je n’ai rien voulu savoir. Pour ma part je n’étais pas encore complètement ivre, pas tout à fait anesthésié. Ne voulant plus penser à Virginie, ne voulant plus savoir que j’étais Hicham, que nous avions été un couple, enfin de compte c’est surtout ma solitude que je ne voulais plus voir. Pourtant, dans ma vie courante, il y avait beaucoup de monde autour de moi et, en cela, jamais je n’ai été seul. Mais j’étais dans la solitude, cette chose qui se passe dans le cœur, pas ailleurs, même pas dans la pensée, mais uniquement dans le cœur. Elle s’éprouve, point barre.
Voulant être soûl au point de ne plus pouvoir penser, de tituber lorsque je me lèverai de mon tabouret, de tituber lorsque je marcherai dans les ruelles menant à mon domicile, me couchant ainsi l’esprit complètement éteint, il fallait que je continue à boire. Cependant et comme vous le savez tout se paye dans notre monde, y compris les remèdes costauds contre la douleur, contre la souffrance. J’étais allé dans ce bar avec un djambé, un tam-tam africain, et cet homme noir qui rigolait si gaiement pour fuir je ne sais quoi me proposa de l’acheter. Ce fût une véritable aubaine car, justement, je n’avais presque plus d’argent. Puis, pour une raison inconnue, il retourna sa veste, me faisant comprendre qu’il ne l’achèterait pas. Dès lors, je sentis mes nerfs se tendre et monter la colère car j’étais déjà parti dans un film, celui des billets qu’il allait me tendre, me permettant ainsi de consommer de nouvelles bières. D’un seul coup le film s’est cassé, brisé, et ma frustration augmenta en conséquence. Me connaissant un peu et soucieux de ne pas entrer en conflit physique avec lui, je lui demandai de s’éloigner de moi et ne plus m’adresser la parole. Je pensais que c’était la meilleure solution pour que je m’apaise et qu’aucun débordement de ma part ne survienne. Mais il revint vers moi, toujours avec ses mêmes rires, cette espèce de joie qu’il voulait communiquer ou partager avec le monde entier. Là encore, du fait de son retour, ma contrariété augmenta. Je ne me sentais pas respecté car il n’avait tenu aucun compte de ma demande et seul comptait son plaisir. Pour la seconde fois, toujours dans le but d’éviter la bagarre, je lui demandais de me foutre la paix, de repartir à l’autre bout du bar, de rester avec ses amis et de m’oublier. Malheureusement, dans l’état psychique ou psychologique dans lequel il était, il ne prit pas en compte ma demande et continua à m’adresser la parole. Ma tension, sur une échelle de 10, devait alors être à 4 ou 5. Il y avait encore des choses possibles pour contrôler mes pulsions et si j’avais réfléchi un tout petit peu plus longtemps à la bonne solution, je crois que serai parti du bar, tout simplement, pour éviter qu’il me relance, pour éviter qu’il me parle, pour éviter qu’il me ramène à ces contrariétés que j’éprouvai, qu’il instaurait en moi malgré lui. Effectivement je ne pense pas une seconde qu’il pouvait comprendre que son attitude envers moi développait dans mon cœur, dans mon sang, dans mes nerfs, de la colère. Lui demandant une fois de plus de retourner à l’autre bout du bar et de me laisser tranquille, je ne sais pourquoi, il me mit une claque. Instantanément ma tension est montée de 4 à 8 et les mouvements de mon corps devinrent incontrôlables. Direct, je lui mis mon poing dans la gueule et, ma tension continuant à monter graduellement, anesthésiant toute raison et acte sensé en conséquence, c’est une phrase en boucle qui commença à tourner dans mon esprit : « je vais le ruer de coup, le tuer de mes mains, il ne bougera plus et je serai enfin tranquille ». Je donnais coup sur coup, ne contrôlais absolument rien, ne planifiais pas quand partirait mon bras droit, quand mon poing atteindrait son visage ou à quel endroit je devais ou non frapper. Mes bras s’agitaient tout seuls, tapaient dans tous les sens et, à chaque fois qu’ils pouvaient le toucher, et bien c’est un coup de plus qu’il recevait. Le brasseur nous sépara rapidement et me pria de quitter l’établissement. Là-aussi ce fut une nouvelle contrariété, la troisième, parce que je ne comprenais pas, trouvais injuste alors que j’avais tenté d’éviter le conflit physique, n’avais pas levé la main le premier, n’avais pas non plus menacé, je ne comprenais pas que ce soit moi que l’on renvoi du bar, que ce soit moi que l’on rejette et non lui. Bien entendu le brasseur pris cette décision pour une question d’argent. Je n’allais jamais dans ce café, tandis que ce monsieur, Michel, était un habitué du bar. Chaque soir il s’y rendait et il buvait, buvait, laissant ainsi beaucoup d’argent dans la caisse. Donc je comprends parfaitement la décision du brasseur, mais néanmoins je la trouvais injustifiée puisque c’est moi qui étais puni.

Une fois sorti du bar, je sentis ma tension redescendre un petit peu. De 8 elle passa à 7, voire 6. Je pouvais de nouveau commencer à raisonner,  réfléchir un petit peu. Malheureusement, non seulement du fait de mon ivresse avancée, mais également du fait des contrariétés que j’éprouvais dans mon cœur et donc de la colère qui en découlait, voire de la haine, le peu de raisonnements que j’étais encore capable de faire était totalement tronqué. Je ne pouvais aboutir à aucune solution sage dans cet état là. Mon esprit s’est bloqué, focalisant uniquement sur l’injustice, sur ce qu’elle signifiait, sur ce qu’il fallait faire en conséquence. Je ne sais pas pourquoi, mais il m’apparût évident que le seul acte sensé était de me faire justice, de me venger de Michel, lui qui ne m’avait pas respecté en n’écoutant pas mes doléances, lui qui ne m’avait pas respecté en me mettant une claque, lui qui ne m’avait pas respecté en me faisant une promesse qu’il n’avait pas tenu. Il me semblait évident qu’il devait être puni. Je décidais donc de l’attendre à proximité du café. Tôt ou tard il finirait bien par sortir, il quitterait ce lieu.

Je n’eus pas longtemps à attendre, peut-être dix minutes, quinze minutes, je ne me souviens plus, mais dès que je le vis sortir, immédiatement je me dirigeai d’un pas précipité vers lui. Lorsqu’il me vit arriver, croyez-le ou non, il se mit à rire comme si tout ce qui venait de se passer était justement un conte de Walt Disney, un amusement, une fable, une plaisanterie. Je l’attrapais par le cou, par derrière, pour le maintenir, le forçant à marcher en direction des quais de la Seine. La Porte de Saint-Cloud est tout près des quais, quais facilement accessibles aux piétons, quais où aucune circulation de voitures n’existe. Effectivement, le quai précis où je voulais me rendre n’était qu’un port où les péniches vont et viennent pour embarquer ou débarquer des marchandises. Le trajet entre le café et ce quai dura une quinzaine de minutes et ma main droite n’arrêtait pas de maintenir le cou de Michel. Je le forçais à avancer en ligne droite, toujours en ligne droite, dans mon rythme, d’un pas précipité. Et lui, toujours, il rigolait, riait. Visiblement la situation l’amusait, mais je crois surtout qu’il essayait de se donner une contenance face à une situation qu’il ne maîtrisait pas. Arrivés sur les quais il n’y avait personne. Il devait être vingt-trois heures et de mémoire il n’y avait aucune lumière non plus. On voyait simplement brillé sur la Seine les reflets des lumières des lampadaires qui jouxtent la voie express. C’est alors que je lui signifiais que  nous allions nous battre sans que personne ne puisse nous séparer, mais lui continuait à rire. Immédiatement j’ai lancé mon premier coup de poing, puis un second, un troisième, un quatrième et un cinquième. Je ne contrôlais plus rien. Michel essayait de se défendre, mais je me souviens surtout qu’il continuait à rire. Chaque coup qu’il recevait le faisait rigoler puis, à un moment donné, je ne sais pas ce qui se passa dans son esprit, mais il ne fût plus le même. Peut-être réalisait-il enfin qu’il était dans une situation critique, qu’il n’était plus chez Walt Disney et qu’il était entrain de se faire tabasser, comprenant subitement et parfaitement que la personne qui le battait ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin. Ainsi, là, tout a changé. Non de ma part, moi j’étais toujours dans mon idée fixe, voulant me faire justice. Mais lui s’est métamorphosé. J’eu subitement face à moi un homme apeuré. Il était à genoux, à quatre pattes devant moi, les bras en l’air comme s’il implorerait le ciel, me demandant de cesser de le battre, d’arrêter, mais plus il m’implorait et plus ma rage, ma colère s’amplifiaient, se faisant insistantes et, donc, plus je continuais  à le cogner. A un moment, et de mémoire c’est la seule fois où cela arriva, je reçu un coup de sa part. C’était une réaction d’auto-défense, l’un de ses bras est parti vers moi et, par la grâce du hasard, m’a touché, presque malencontreusement. En sentant ce coup ma colère se décupla. Ma tension qui, déjà, devait être à huit sur une échelle de dix, arriva à dix, le summum. A ce stade, je ne sais comment dire, il était devenu évident que je le ruerai de coups jusqu’à ce que je le vois tomber à mes pieds, dans les pommes, dans les vaps, dans le coma, peu importe, mais que je ne vois plus son corps bouger. Lors de cette bagarre sur les quais nous nous sommes régulièrement déplacés. Le quai devait faire une centaine de mètre de large. Au début nous étions donc à cent mètres de la Seine et à la fin, je ne sais comment, nous nous sommes retrouvés sur le rebord du quai. J’assénai un dernier coup et, vingt ou trente seconde plus tard, Michel tomba à l’eau.

De suite, alors que ma tension était à dix et que ma raison ne fonctionnait plus, je compris qu’il se passait quelque chose de grave. Michel à l’eau, s’il n’en ressortait pas il y mourrait. J’attendis une minute, peut-être deux, pour voir ce qu’il se passait, pour entendre un son, un cri, quelque chose qui me dirait qu’il était là, quelque part, vivant. Mais il n’y avait que du silence. C’était la nuit, les lampadaires de la voie express illuminaient toujours la Seine et l’eau était belle. N’entendant absolument rien, cela signifiait que Michel était sûrement entrain de se noyer. J’ai eu peur, comme une subite panique. Je n’avais pas su me gérer, relativiser, remettre les choses à leur juste place. J’avais fait une montagne d’une claque, un drame et un point d’honneur à me faire justice, telle une guerre à gagner, et la conséquence est qu’il n’y avait plus de bruit. Paniqué à l’idée que Michel était peut-être déjà mort, noyé, je suis parti en courant des quais, courant comme un enragé, comme un fou apeuré poursuivis par une meute de loup et, immédiatement, je suis rentré chez moi. Arrivé à l’appartement, mon frère ne dormait pas. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai éprouvé le besoin, oui, le besoin de lui dire ce qui venait de se passer. Il m’écouta patiemment, gentiment, ne disant rien, ne me répondant pas, me laissant parler, bref il m’écoutait. Une fois l’histoire raconté je suis allé dans ma chambre et, à cause ou grâce à l’effet de l’alcool, tout cet alcool dont je m’étais imbibé, je m’endormis immédiatement.

Un homme est mort
Satiété de ma fierté
Ou est-ce le sort ?

Un homme est mort
N’implorant que ma pitié
J’ai scellé notre sort


Cet événement tragique, destructeur de mon histoire, je l’ai toujours gardé cacher dans la doublure de ma valise, à l’abri des regards, de façon à ce qu’on ne puisse me soupçonner d’être une personne dangereuse, même potentiellement. A ce jour je ne l’ai déterré qu’à l’intention de trois personnes, par honnêteté, franchise, respect envers elles. La mère de ma fille que j’ai connu trois ans après ces faits, en juillet 1996 exactement, fût la première à qui je dévoilais cet épisode. Mais avais-je véritablement le choix, car tandis que notre aventure commençait, je savais que deux mois plus tard, en septembre, s’ouvrirait mon procès en cour d’assise et que le verdict pourrait mettre un terme à notre histoire. La seconde personne à qui je m’en suis ouvert fût Tony, mon semblable, mon homologue, mon yang que j’ai rencontré pour la première fois en 2004, alors que j’étais déjà séparé de Nathalie, la mère de ma fille. J’avais rendu notre appartement de Montrouge et étais repartis habiter chez ma mère à la porte de Saint-Cloud, faute de moyens financiers. Dès que j’ai rencontré Tony, de suite il m’a plu et, comme si j’avais un sixième sens, je sus de suite que tôt ou tard nous deviendrions inséparables. La dernière personne à qui j’ai raconté cette histoire pénible fût Cynthia.

Effectivement, dès lors que l’on s’engage dans une relation profonde, qu’elle soit d’ordre amicale ou amoureuse, j’estime que l’honnêteté doit être de mise par respect pour l’autre. Comment peut-on vous comprendre si vous occultez dans vos confidences les moments cruciaux, agréables ou non, qui vous ont façonné ? Le faire c’est induire en erreur l’être qui vous est cher dans l’interprétation et la compréhension qu’il aura de vous. Dans un sens c’est être hypocrite envers lui, presque le trahir, car tandis qu’il se confie à vous en toute sincérité, vous ne faites pas de même. A chaque fois et à ma plus grande surprise, aucun des trois ne s’est enfui ou ne m’a rejeté suite à ces révélations. Aujourd’hui encore je trouve ce phénomène inexplicable car dans un monde où l’on met facilement au banc de la société des personnes qui ont commis des fautes beaucoup moins grave que la mienne, je ne comprends toujours pas leur tolérance à mon égard, ainsi que la confiance qu’ils m’ont témoigné. Quand j’ai rencontré Cynthia à Lyon et que notre aventure devenait, jour après jour, de plus en plus consistante, j’avoue avoir eu peur de sa réaction. Contrairement à Tony ou Nathalie qui avaient le même âge que moi, je me retrouvais cette fois face à une gamine de dix-huit ans qui ne connaissait strictement rien aux accidents de la vie, telle la mort malencontreuse de Michel, une expérience qui vous transforme un être de fond en comble. Même si nous n’en avons jamais plus reparlé par la suite, je pense que cette partie de moi qu’elle méconnaissait a du lui faire peur. Quels types d’interrogations ont alors traversé son esprit ? Quels types de réponses y a-t-elle accolé ? Tout cela un mystère tant, me connaissant si peu, elle aurait parfaitement pu envisager que j’étais encore cet être incapable de se contrôler et, en conséquence, amène à reproduire les mêmes erreurs, de mêmes saccages. Est-ce par inconscience, insouciance ou par une forme de naïveté propre à la jeunesse qu’elle décida néanmoins de m’accorder sa confiance, de poursuivre l’aventure, cela je ne le sais toujours pas. Cependant, comme avec Tony et Nathalie à l’époque, son engagement dans notre histoire me donna des ailes car, acceptant cette part sombre de ma personne, il était évident qu’à mon tour je devais m’engager à fond pour elle et envers elle.

Mélancolique
Expression d’un doux désir
Je te contemple

Quand je te longe
Pas une plaie ne ronge
Mes nuits de songes

Ouvrant mes portes
M’envahit la cohorte
Du champ de la vie

Chacun de tes mots
Incitation à danser
Berce ma pensée

Tel un mois d’avril
Tu es printemps du fin fil
Vert qui défile

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