dimanche 21 juin 2015

Extase de la naissance

21 juin 2015


Métastase, extase de la naissance, vie qui se révèle et se développe à fond dans mon cerveau, pas loin de ses deux autres sœurs qui, elles, n'ont pas dit leur dernier mot. Une fois de plus, à l'annonce de la présence de cette nouvelle métastase, j'ai encore présumé de mon moral, de ma faculté de relativiser cette sombre apparition, ce mauvais signe du destin, mauvais car c'est ma vie qui est en danger, ni plus  ni moins, oui, ma vie. Cela fait presque un mois que j'ai appris la nouvelle et, depuis, je dois l'admettre, le moral tombe, roule sur une pente qui décline et, bientôt, si sa progression vers le bas n'est pas freinée, voire stoppée, alors je m'affalerai par terre, tel un corps mort gisant sur le bitume. Donc oui, je dois me l'avouer tête basse, piteux, presque honteux, l'inquiétude commence à me submerger. Chaque jour elle s’empare un peu plus de moi, de mon esprit, et quoi que je me dise, quoi que je cherche ou trouve de positif, rien n'y fait, elle reste fidèle au poste et continue son processus de sabotage de la foi, de l'espoir. Dire que tout cela n'est qu'un jeux, funeste, mais un jeux néanmoins, celui de la vie et de tous les aléas qui l'accompagne, qu'elle dispense sous nos  pas, et après à nous de nous démerder avec.

Chaque jour je pourrai écrire sur le cancer, toujours j'aurai quelque chose à en dire. Mais je le fais déjà, sur ce blog, car derrière tout ce que je raconte, c'est bien lui le sujet, le maître à bord, et mon esprit ne peut l'éviter, il est obligé de l'accompagner malgré lui, de constater sa progression, son évolution et parce que le cancer est un chemin mortel, comment voulez-vous que l'inquiétude ne soit pas au rendez-vous, quasi-constante, même si nous parvenons à l’enfouir plus ou moins profondément, à l'occulter pour quelques instants seulement ? Depuis une semaine, cette dernière me revient en pleine gueule. Je suis sur un ring et elle ne cesse de me frapper, un coup droit, un coup gauche, et moi, complètement sidéré, hébété, je ramasse tous ses coups, n'ayant même pas le réflexe d'essayer de les éviter car, très consciemment, je réalise que c'est inévitable, que je ne peux leur échapper. Oui, cela en devient déprimant tellement c'est désolant de justesse, de vérité, de réalité. Le cancer est là, bel et bien là, et je n'ai aucun choix dans cette histoire. Du coup j'emmerde encore plus qu'auparavant la philosophie et ses notions de liberté. Quelle foutaise que cette idée, il ne faut pas être malade pour y croire, cela est certain. Néanmoins, parce que nous sommes toujours là, de ce monde, nous devons faire avec cette fatalité, moi y compris. Mais c'est difficile, il n'y a pas de répit, pas de temps mort, chaque mois a son lot de nouvelles déconvenues, que ces dernières soient en rapport avec la maladie elle-même, les soins ou les effets secondaires que tout cela engendre. Même dormir est un faux sommeil. Il n'est pas récupérateur ni réparateur. Pourtant, l'endormissement est mon moment préféré de la journée, à croire que je ne vis chaque jour que pour cet instant. Oui, là, tout s'éteint enfin dans ma tête, tout au moins ma partie  consciente. Celui que je crois être disparaît, il se fond dans le néant, le vide, l’insondable. Mon esprit est alors comme mort et je veux croire que la mort ressemble à ceci, à l'extinction de la pensée, à la perte de mes cinq sens.

A présent j'attends dans l'anxiété ma convocation pour ma séance de radiothérapie. Oui, je suis dans l'anxiété, car je ne sais quel bénéfice j'en tirerai, car je sais que si même bénéfice il y a, cela n'empêchera pas la destruction, ou tout au moins des endommagements dans mon cerveau. A quel point la présence de ces merdes jouent-elles sur le fonctionnement normal de mes neurones ? Je me le demande régulièrement. Déjà je ne peux plus écrire convenablement, mes phrases sont vite illisibles et c'est en lettres capitales que je dois les finir, histoire d'y comprendre quelque chose après-coup. Voilà l'un des effets d'une métastase dans le cerveau. Alors je m'interroge, comme d'habitude, sur leurs effets sur mon humeur, ma capacité à gérer ou non mon moral. Depuis leur présence dans mon cerveau, j'ai perdu la faculté de me concentrer longuement. Tout effort intellectuel m'épuise très rapidement. Pour cette unique raison, je ne peux plus suivre un film, ne peux plus soutenir une conversation et c'est à peine si je peux écouter un monologue de quelques minutes seulement. Oui, tout cela m'épuise, je le sens dans ma tête, je le sens qui s'affaisse, qui tombe comme un pot de fleur tomberait d'un balcon.

Donc je suis dans l'inquiétude, soit, mais de le savoir ne me mène nul part en l'état. Alors je recommence à prendre plus de calmant que d'habitude, c'est pas grave, car je ne peux rester des journées entières dans cet état où se mêlent peur, stress et angoisse.

« Nous oublions le corps, mais le corps ne nous oublie pas. Maudite mémoire des organes ! »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« N'importe quel malade pense plus qu'un penseur. La maladie est disjonction, donc réflexion. Elle nous coupe toujours de quelque chose et quelquefois de tout. Même un idiot qui éprouve une sensation violente de douleur dépasse par là l'idiotie ; il est conscient de sa sensation et se met en dehors d'elle, et peut-être en dehors de lui-même, du moment qu'il sent que c'est lui qui souffre. Semblablement, il doit y avoir, parmi les bêtes, des degrés de conscience, suivant l'intensité de l'affection dont elles pâtissent. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Oui, la maladie nous ramène sur terre, nous fait illico presto redescendre du ciel, et plus encore quand cette dernière est mortelle. Le ciel, ce sont nos illusions, le monde illusoire que chacun s'est bâti, construit, pensant que telle chose est ainsi et telle autre autrement. Plus il prend à cœur son monde illusoire, plus la chute est terrible lorsque la maladie mortelle surgit, survient. Oui, la maladie est une disjonction, un décollement soudain de la pensée, de la réflexion, mais non pour monter plus haut vers je ne sais quel rêve, mais bel et bien pour s'embourber les pieds dans le marécage où elle nous plonge, inexorablement, inévitablement, car lorsque le corps souffre, rien ne peut nous le faire l'oublier. Nous sommes alors spectateur de notre douleur, nous ne pouvons que la regarder, la ressentir, la contempler et, tant que cette dernière reste présente, nous n'avons aucun lieu psychique où fuir, nous réfugier, nous protéger.

Mon cerveau, mes métastases, n'engendrent que rarement des douleurs physiques, car les médicaments sont là pour y pallier. Néanmoins je ne peux échapper à leur emprise puisque je sens, éprouve, mes modifications psychiques. C'est un peu comme si j'avais des yeux dans ma tête qui regardent mes métastases à l’œuvre. Je les vois entrain de se former, grandir, se reproduire, prendre leur place entre mes neurones, pousser ces derniers jusqu'à ce qu'ils soient tellement compressés qu'un œdème se forme, me donnant alors maux de têtes et autres effets indésirables. Oui, je les vois vivre et me détruire parallèlement, je me vois être et disparaître en même temps. Est-ce que je suis en dehors de moi-même alors, sentant que je souffre ? Oui, je souffre, mais c'est une souffrance psychologique, dont la cause, ma peur, est tout entière psychologique. Cependant, son effet se manifeste physiquement dans mon cœur et s'appelle angoisse, anxiété, voire terreur. Les maux du cœur sont aussi des maladies et beaucoup de choses, d’événements, de personnes, peuvent en être l'origine, la cause. Ce qui a changé avec mon cancer, c'est qu’il est de moins en moins de choses, d'êtres, qui sont capables d'incruster en moi de l'angoisse ou de l'anxiété. Effectivement, révolu le temps où je stressais par peur de perdre ou non mon emploi, révolu le temps où j'avais peur d'être peiné par une rupture, pensant que je ne m'en remettrai jamais, révolu le temps où je pensais que la présence d'un père pour ma fille était indispensable, oui, révolu le temps où dans mon monde illusoire tant de valeurs, tant d'objectifs, tant de centre d'intérêts m'apparaissaient si important que la perte de l'un d'entre eux me mettait dans tous mes états. Oui, hier mon cœur a également souffert, mais aujourd'hui je le sais, c'était pour des peccadilles, des choses ou des êtres qui ne mettaient nullement ma vie, mon intégrité psychique en danger de mort. Lorsque je pense à ma mort, c'est à dire tous les jours, au moins à un instant de la journée, que peut me faire que demain je sois seul ou non, que l'on m'aime ou plus, que je possède ou non ceci ou cela, puisqu'il m'apparaît alors clairement que je suis dans ma souffrance, ma peur de mourir, et que je ne peux me concentrer, avoir de l'intérêt uniquement que pour tout ce qui me permettra de reculer l'heure de ma mort, pour tout ce qui permettra d'endiguer ma maladie. Tout le reste est accessoire, le destin de ma fille y compris, mais n'est-ce pas logique, car si je ne suis plus valide ou plus de ce monde, je ne pourrai donc plus participer à l'histoire d'autrui. Lutter contre la mort ou, vue sous un autre angle, lutter pour vivre, ne laisse pas de place à l'autre sauf si cet autre nous permet de mener le combat, est une arme à nos côtés pour batailler contre le sort.

Alors de quel humeur suis-je ce matin, là est ma question depuis que je suis sortis, depuis que j'écris. Déjà, il n'y a ni bonne ni mauvaise humeur, c'est autre chose. Il n'y a pas non plus de négatif ou de positif. Il y a un état de fait, celui que je viens de décrire tout au long de ces lignes, un état de fait qui m'indispose, certes, mais que je me refuse à voir en noir, bien qu'il assombrisse mes journées. Donc ce matin, pensant à mon cancer, c'est aussi à la mort que je pense, fatalement. Voici, entre autre, ce qu'en dit Cioran :

« Il n'est guère que la perception du vide qui permet de triompher de la mort. Car si tout manque de réalité, pourquoi, elle, en serait-elle pourvue ? »  (« Ébauches de vertige »)

Si la mort pouvait être ce que je pense qu'elle est, comme mon fardeau serait allégé. Mais ma perception de cette dernière, comme de tout ce qui pourrait être, n'est au final qu'espoir, parfois même illusion totale, aveuglement, ineptie ou idiotie. Là aussi Cioran à son avis :

« L'espoir est la forme normale du délire. »  (« Ébauches de vertige »)

Dit autrement nous sommes chacun dans notre propre délire et de cela, plus ça va et plus j'en suis convaincu. Pour autant, comme pour tout, il y a des délires néfastes, tant pour soi-même qu'envers autrui, et d'autres qui le sont moins. Cependant, prendre trop à cœur sa perception des choses et les espoirs qu'elle engendre, c'est s'enfermer dans son délire. Là encore, la conscience de sa mort imminente brise le délire. Pour autant elle ne casse pas l'espoir, cette capacité que nous avons à vouloir croire à tout prix, quel qu'en soit le prix à payer, et c'est pour cela que nous autres cancéreux supportons tous les traitements que l'on nous fait subir, acceptons tous leurs effets indésirables, y compris l’ablation de nos organes, de partie de notre chair, de notre corps, de ce que nous sommes. De la même façon, dans la mesure du possible, nous acceptons également d'éprouver dans notre cœur et dans notre pensée la souffrance, la peur, l'anxiété, l'angoisse, à en devenir fou parfois. Pourtant nous avons bien compris que nous luttions dans le vide quelque part, pour du vide, pour préparer notre dernier instant, même si nous ne savons quand il adviendra. Mais contrairement à hier, ce jour d'avant la maladie, nous ne pouvons plus nous réfugier dans un monde illusoire, même s'il nous reste encore cette illusion que nous ne mourons pas de notre maladie, que nous en viendront peut-être à bout.

« Nous sommes déterminés mais nous ne sommes pas des automates. Nous sommes plus ou moins libre à l'intérieur d'une fatalité... imparfaite. Nos conflits avec les autres et avec nous-mêmes ouvrent une brèche dans notre geôle, et il est vrai qu'il existe des degrés de liberté, comme il existe des degrés de pourriture. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »).

Le cancer est une fatalité imparfaite. Il donne le signal de la mort, mais ne donne pas la date. Entre-temps c'est le départ de la course, celles des conflits évidement, à commencer par celui qui oppose nos illusions d'antan à la funeste réalité de notre condition, celle d'être mortel, en sursis. Ainsi, surtout au début de la maladie, de notre prise de conscience de cette dernière, les conflits ne manquent pas entre nous et nous-mêmes, entre celui que l'on pensait être et celui que l'on se découvre devenir, entre nous, la plate réalité que nous découvrons, c'est à dire vivre à tout prix, et les faux problèmes des mondes illusoires de ceux et celles qui nous entourent. Nous ne pouvons plus prendre tout cela au sérieux s'il n'y a pas de danger de mort dans la vie de notre entourage, aussi proche soit-il et, à plus forte raison, si éloigné soit-il.

« On a prétendu que « s'accepter soi-même » était indispensable si on voulait produire, « créer ». Le contraire est vrai. C'est parce qu'on ne s'accepte pas qu'on se met à œuvrer, qu'on se penche sur les autres et, avant tout, sur soi, pour savoir qui est cet inconnu rencontré à chaque pas, qui refuse de décliner son identité et dont on ne se débarrasse qu'en s'en prenant à ses secrets, qu'en les violant et les profanant. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Celui qui a le cancer, ou une autre maladie, ne s'accepte pas, c'est indéniable, ce qui explique qu'il va se mettre en quatre pour œuvrer à redevenir celui ou celle qu'il veut être, à savoir un être sain, valide, non malade. Mais pour cela, il faut se débarrasser de la maladie pour commencer. Ce que nous ne savons pas alors, c'est que psychologiquement, d'entrée de jeu, la simple annonce de notre cancer engendrera déjà des métamorphoses irrémédiables dans notre esprit, dans notre conception des choses et, inéluctablement, notre château de carte s'ébranlera, se fissurera, les cartes tombant les unes après les autres, parfois par pan entier, nous laissant alors dans le désarroi le plus total. Oui, s'il n'y a plus de château de carte, de monde illusoire, alors nous ne savons plus qui nous sommes et, si nous ne savons plus qui nous sommes, nous regardons tout avec un œil neuf, qu'il s'agisse des êtres ou des choses, et parce que la nature nous a ainsi faite, nous tentons tant bien que mal de reconstruire un nouveau château de carte à coup d'espoir et, fatalement, d'autres illusions. Cependant une chose est sûre, c'est que toutes les cartes qui se sont écroulées de notre premier château, nous les laisserons à terre, ne nous en serviront plus, car si elles sont tombées c'est qu'elles n'étaient pas viables, nous indiquant ainsi à quel point nous étions dans l'erreur sur bien des points. Est-ce que les nouvelles cartes seront plus tangibles, plus proches d'une certaine vérité ? Je n'en sais strictement rien.

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