vendredi 5 juin 2015

Cioran, « Ébauches de vertige » IV

5 juin 2015


« Je voudrai proclamer une vérité qui me chasserait à jamais des vivants. Je ne connais que les états mais non les mots qui me permettraient de la formuler. ». (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Comme lui, j'ai la même carence, l'impossibilité de décrire clairement mes états, les définir si clairement qu'ils ne prêtent pas à des malentendus, à de l'incompréhension, y compris vis-à-vis de moi-même. La seule vérité intangible que je connaisse est moi-même, parce que je m'éprouve, me ressens constamment, sauf lorsque je dors, moment où peut-être je n'existe pas ou plus. Pourtant, cette seule vérité que je connais est innommable. Rien ne peut me dire ni me résumer, il n'existe pas de vocabulaire pour cela et pourtant, comme vous, j'essaye de me faire comprendre, au moins par quelques uns, mais reconnaissez que la chose n'est pas aisé, elle est même parfois impossible. Comme tout serait plus simple si l'autre pouvait entrer en nous, y ressentir ce que nous éprouvons. Là seulement il comprendrait, saurait quel est notre état et, en conséquence, les limites à ne pas dépasser, ce qu'il faut nous tendre ou non, s'il faut nous laisser seul ou non, etc. Parfois je me dis que les mots, bien plus qu'un facteur de compréhension, sont le facteur de toutes les incompréhensions, y compris la compréhension de nous-même encore une fois.


« Quand je vois quelqu'un batailler pour quelque cause que ce soit, je cherche à savoir ce qui se passe dans son esprit et d'où peut provenir son manque si évident de maturité. Le refus de la résignation est peut-être un signe de « vie », jamais en tout cas de clairvoyance, ou simplement de réflexion. L'homme sensé ne s'abaisse pas à protester. A peine consent-il à l'indignation. Prendre au sérieux les affaires humaines témoigne de quelque carence secrète. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« On est et on demeure esclave aussi longtemps que l'on n'est pas guéri de la manie d'espérer. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

L'espoir, une maladie ? Certainement. Mais comme le cancer, c'est une maladie naturelle qui, dès que nous sommes en âge de commencer à penser, vers deux ou trois ans, s'installe déjà dans nos neurones. C'est génétique, nous ne pouvons vivre sans espérer alors que l'expérience de chacun, sans exception, nous a apporté des lots et des lots de désillusions, qu'ils concernent notre vie propre ou ce qui se passe alentour. Plus encore, lorsqu'à l'adolescence ou un peu plus tard, nous prenons conscience avec acuité de l'absurdité de notre condition, autrement dit celle de vivre pour mourir, sans doute la plus grande des désillusions, ou tout au moins la plus radicale, la plus intransigeante et, quelque part, la plus formidable, dans le sens extra de l'ordinaire, là encore nous ne pouvons nous résoudre à cesser d'espérer, aussi athée soit-on, aussi fataliste ou nihiliste soit-on. Oui, c'est bel et bien génétique, bien ancré dans nos gènes, nous sommes des êtres d'espoirs, ce qui explique peut-être tous les progrès que nous avons fait à travers les siècles, progrès technologiques essentiellement, parce que notre raison, quant à elle, n'a pas évolué selon moi. Elle, elle est restée au même stade que celle de l'homme préhistorique. Peut-être poussons-nous certains raisonnements plus loin que naguère sur quelques sujets, des sujets philosophiques ou moraux s'entend, mais nous sommes néanmoins resté incapable d'accepter, d'admettre, notre plate condition qui consiste à vivre pour mourir. Oui, on ne vit pas pour autre chose, même pas pour nos enfants ou je ne sais quelle cause. Non, nous venons au monde POUR mourir, comble de l'absurde, et nous le savons tous, croyants ou non croyants. Mais la mort, cet état qui échappe complètement à notre entendement, dont nous ne savons strictement rien, est une inconnue qui nous fait tellement peur, peut-être à juste titre, que nous optons pour l'espoir plutôt que le suicide. Schopenhauer, un philosophe dont Nietzsche fut le disciple, vous parlerai d’instinct de survie là où Cioran parle d'espoir. Oui, comme tout ce qui relève du vivant, nous voulons vivre et, si pour une raison ou une autre la tâche se trouve ardue, à cause de la maladie par exemple, alors nous ferons tout pour au moins survivre. Notre psyché, je le crois sincèrement, est construite pour nous faire aller dans ce sens, non celui du suicide, et tant pis si notre raison est incapable de comprendre, et à plus forte raison d'affirmer, quelque sens que ce soit à la vie. Du coup, je pense à ceux qui se suicident. L'un de mes meilleurs amis s'est suicidé, laissant derrière lui sa femme et ses deux filles. Comment en est-il arrivé là ? Que s'est-il passé dans sa tête ? Qu'éprouvait-il réellement de si terrible ou de si douloureux pour commettre un tel acte ? Cependant je ne le condamne pas, ne le condamnerai jamais, mais je ne comprend pas, je l'avoue, je ne comprend pas que l'espoir puisse s'éteindre à ce point.


« Ces moments où l'on se comporte comme si rien n'avait jamais été, où toute attente est suspendue faute d'instants, et où, au plus profond de soi, on chercherait en pure perte la moindre parcelle d'être entachée encore de Possible. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Cette phrase me ramène à mon cancer, à la maladie mortelle et à l'état d'esprit dans laquelle elle me plonge bien souvent. Oui, j'ai alors le sentiment profond de n'être plus raccroché à rien, qu'il s'agisse d'individus ou de choses matérielles, qu'il ne m'est plus possible d'avoir l'impression de faire un avec qui que ce soit, quoi que ce soit, et pourtant, paradoxalement, je me sens une unité avec l'instant, ce fameux instant fugace, éphémère, qui part aussi vite qu'il est venu, laissant sa place au moment suivant. Je pense alors ma vie, toute ma vie, et me demande si tout cela a bien existé, si ce n'était pas un rêve, si je n'étais pas encore dans le rêve, si l'instant lui-même n'était pas un rêve. Je cherche alors en quoi croire, à quoi m'agripper, mais c'est comme si tout se défilait entre mes doigts, que mon poing ne pouvait plus se fermer pour contenir quoi que ce soit, que l'eau s'évaporait comme s'évapore des souvenirs, des pans entiers de notre histoire. Oui, étrange état d'esprit, lui-aussi impartageable âvec son conjoint, sa conjointe, sa famille ou ses amis, parce que les mots n'existent pas pour le décrire, le nommer, le signifier. Encore une fois nous restons dans l’approximation face à ce que nous éprouvons, même si nous sommes pourtant le malade, celui qui est en danger de mort, qui le sait et le sens bien.


«  Je ne lutte pas contre le monde, je lutte contre une force plus grande, contre ma fatigue du monde. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Là aussi, je ne peux que me reconnaître dans cet aphorisme. Ce sentiment ne date pas de ma maladie, il est en moi depuis ma jeunesse, mes vint ans, et n'a fait qu'augmenter en intensité les années passant. Cependant, étrangement et paradoxalement, depuis que j'ai ma maladie le monde me paraît plus supportable, je ne sais comment dire. Je pense que c'est parce que je le regarde moins, voire plus, que contrairement à hier, même si j'étais en révolte, il ne m'intéresse plus. Je crois que j'ai tiré un trait sur ce dernier, sur toutes ses turpitudes, sa bêtise, et cela me soulage d'un fardeau. Ce dernier était-il l'espoir, l'espoir qu'il change ou que je change ? Peut-être les deux. Quoi qu'il en soit, je sais, sens, éprouve que je ne veux plus chercher à changer, comme si cela était inutile, du temps perdu à faire je ne sais quel effort sur moi-même au lieu de profiter pleinement des moments que je vis. Oui, on ne peut être en même temps en soi, seul avec soi-même, et dans le monde, aussi désert soit-il. Non, nous n'avons pas cette faculté, celle de mettre notre esprit ou notre corps dans deux endroits à la fois. Soit nous sommes avec nous-mêmes, coupé du reste, aussi infime soit le temps passé dans sa tour, soit nous sommes dans le monde, avec l'autre s'il est là, nous oubliant malgré nous, oubliant que nous sommes alors, incapable de nous définir, car notre attention est accaparée par notre environnement. Dans mon cas, lorsque je savoure et apprécie un moment, je ne sais si je le préfère lorsque je suis seul avec moi-même ou lorsque je suis avec l'autre, ne serait-ce qu'en regardant les gens passer. Le sentiment n'est pas le même, pas du tout, même si les deux sont agréables. C'est ma notion du temps qui diffère enfin de compte, selon que je suis seul ou non, que je m'occupe ou pas. Lorsque je suis seul, j'ai 'impression en temps réel que le temps file à une vitesse vertigineuse. Lorsque je m'occupe ou suis avec quelqu'un, ce n'est qu'après-coup que je réalise à quel point le temps est passé vite, comme si ma notion du temps disparaissait, s'estompait lorsque je suis dans le monde.

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