lundi 15 juin 2015

Cioran, « Ébauches de vertige » VII

15 juin 2015


« Depuis toujours je me suis débattu avec l'unique intention de cesser de me débattre. Résultat : zéro. Heureux ceux qui ignorent que mûrir c'est assister à l'aggravation de nos incohérences et que c'est là le seul progrès dont il devrait être permis de se vanter. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Je ne sais quoi dire de cette évidence, tant tout me semble être clairement exprimé. Je ne sais ce qu'il en est de vous, mais comme lui mon intention a toujours été de cesser de me débattre et, plus encore de me battre. C'est peut-être malheureux à dire, à constater, mais le cancer, la venue de cette maladie m’apparaît comme m'avoir mené enfin à cet instant, instant où il ne sert plus à rien de se débattre, strictement plus à rien, où l'on ne peut que se soigner, accepter les soins que l'on nous prodigue, que l'on y comprenne quelque chose ou non, et où la notion de combat n'a plus aucun sens dans mon esprit. Effectivement, que peut bien signifier se battre contre ses propres cellules, fussent-elles cancéreuses ? Au pire ou au mieux, on peut se battre contre l'état de notre moral, c'est vrai, mais est-ce que son état a une influence sur la manière dont se comporte nos cellules, notre corps ? Je n'en suis vraiment pas persuadé.

De même, je ne peux qu'être d'accord avec Cioran lorsqu'il affirme que mûrir c'est assister à l'aggravation de nos incohérences. Effectivement, heureux le sot, le crétin et l'enfant, sachant que même une personne de trente, quarante ou soixante ans peut toujours être une enfant dans sa tête. Ceux-là, évidement, n'ont rien compris à rien sur leur fonctionnement et, en conséquence, au fonctionnement des autres. Ceux-là sont incapables d'expliquer ce qui les motive ou non, pourquoi ils apprécient, voire aiment telle partie d'eux-mêmes et pas d'autres, pourquoi ils rejettent tel individu et en accepte d'autres. Oui, ils sont incapables d’effectuer un raisonnement poussé, qui va à la limite de sa limite, car forcément, lorsque l'on y parvient, on ne peut que constater et prendre acte de nos propres incohérences et, en conséquence, de celles des autres. Est-ce mal, est-ce bien de savoir à quel point nous sommes des être incohérents ? Je crois qu'il n'y a ni mal ni bien dans cet état de fait. Il faut simplement faire avec, se servir de ce savoir pour éviter, dans la mesure du possible, de se leurrer soi-même sur soi pour commencer, puis sur les autres. Cependant, ce n'est pas facile à faire. Là encore la théorie est simple, mais la pratique bien plus complexe.


« Penser, c'est courir après l'insécurité, c'est se frapper pour des riens grandioses, s'enfermer dans des abstractions avec une avidité de martyr, c'est chercher la complication comme d'autres l'effondrement ou le gain. Le penseur est par définition âpre au tourment. »
  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Le tourment, selon le dictionnaire, est soit un supplice, une torture, ou une vive souffrance physique, affective ou morale. Bref, ce peut être une source de soucis, d'ennuis, de tracas plus ou moins graves. Oui, penser c'est courir après l'insécurité, car quiconque réfléchi sur quoi que ce soit, surtout sur l'utilité de la chose ou de l'être en question, verra les fondements de sa réflexion première s’effriter peu à peu, découvrant ainsi dans quelle méprise, plus ou moins grande, il s'était installé mentalement. Cela s'appelle le début de la désillusion, mais est-ce qu'on n'y voit plus clair pour autant ? Je ne le pense pas. Une image chasse l'autre, certes, mais cette dernière image, si l'on se penche un peu dessus, peut également être remis en cause et c'est alors une nouvelle image qui s'installe. C'est donc ainsi que nous allons, avançons, je parle de ceux et celles qui pensent, se posent des questions et recherchent des réponses, des personnes qui, par définition, sont fréquemment, voire tout le temps dans le doute, et non des personnes, la majorité, qui sont emplies de certitudes. Pour ces dernières, penser est un acte impossible, inaccessible à leur entendement. Au mieux elles peuvent ponctuellement réfléchir, ce qui n'est pas du tout la même chose que penser, mais même lorsqu'elles réfléchissent, elles ne peuvent le faire qu'avec leurs certitudes pour piliers. Ainsi, si elles sont soumis à un problème où leur certitudes ne leurs sont d'aucune utilité pour le résoudre, alors elles sont larguées, perdues dans le désert, restent muettes, ce qu'elles devraient être de tout temps d'ailleurs.

Penser, c'est non seulement réfléchir, mais c'est surtout méditer, savoir mettre, s'obliger à mettre en perspective le sujet étudié, savoir, s'obliger, là encore, à prendre du recul, à ne pas hésiter à mettre en doute notre croyance sur le sujet donné, à trouver les failles dans notre propre croyance, failles qui existent forcément même s'il nous gêne de l'admettre et, plus encore, de les trouver. Donc oui, penser c'est chercher la complication puisque ce n'est cesser de remettre en cause tout et son contraire, même et surtout ce qui paraît évident.


« Ce qui peut se dire manque de réalité. N'existe et ne compte que ce qui ne passe pas dans le mot. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« Lorsqu'on sait ce que valent les mots, l'étonnant est qu'on s'évertue à énoncer quoi que ce soit et qu'on y arrive. Il y faut, il est vrai, un toupet surnaturel. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

J'en reviens à la poésie, seule expression qui, selon moi, se rapproche au plus prés de la réalité, d'une certaine vérité, car sa forme permet de dire ce qui ne peut se dire par les mots. Oui, prenez n'importe quel mot, sans exception, il aura autant d'interprétation qu'il y a de personnes dans ce monde. Alors imaginez comment peut-être compris, interpréter une phrase, une texte ou un livre. Comme je l'ai déjà écris dans un autre article, les mots sont plus un facteur d'incompréhension entre nous qu'un facteur de compréhension. Oui, il faut vraiment bien s'entendre, être d'accord sur leur définition, pour parvenir à essayer de se comprendre le mieux possible. Du coup, je me dis que le travail d'interprète ne doit pas être simple du tout lorsque déjà, alors que l'on parle une même langue, l'interprétation est un risque, voire un piège. Lorsque nous parlons, écrivons, les mots que nous employons veulent tout dire à nos yeux, ils narrent, racontent exactement ce que nous pensons. Oui, pour chacun, son langage est limpide dans ses yeux. Mais qu'en est-il en face ? Et c'est là que tout se complique, irrémédiablement, inexorablement. Ajouter à cela le ton, le comportement, l'attitude de celui qui parle qui donne en plus une forme, comme en poésie, à la teneur de ses propos, et vous avez là un cocktail parfait pour que tout le monde s'y perde à un moment ou à un autre. Donc oui, il faut du toupet quelque part pour oser s'exprimer en pensant que l'on va être compris, c'est peut-être même très prétentieux.


« Il ne rime à rien de dire que la mort est le but de la vie. Mais que dire d'autre ? » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« Il n'est rien de plus mystérieux que le destin d'un corps. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« On vit dans le faux aussi longtemps qu'on a pas souffert. Mais quand on commence à souffrir, on n'entre dans le vrai que pour regretter le faux. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Quant on souffre, regrette-t-on pour autant le faux ? Au début oui, je le crois sincèrement. Mais tout comme il y a maladie et maladie, rhume et cancer par exemple, il y a également souffrance et souffrance, psychologique ou physique par exemple, deux types de souffrances complètement dissemblables, que l'on ne peut comparer, car elles ne nous pourrissent pas la vie de la même façon, mais alors pas du tout. La maladie physique nous handicape, toujours, même si ce n'est que provisoirement. Même comme nous parlons de souffrance, je ne m'attarderai que sur les maladies mortelles, celles qui nous bouffent brusquement ou petit à petit. Si on a la chance d'être mangé petit à petit, d'être détérioré sûrement mais lentement, alors pour ceux et celles qui en ont le courage, nous pouvons avoir le temps de nous acclimater à notre maladie, à notre souffrance. Une fois ce cheminement effectué, je ne suis plus sûr du tout que nous regrettons le faux. Non, ceux qui le regrette sont ceux qui sont dans le déni, qui n'accepte pas leur maladie, qui ne peuvent admettre ce qu'elle signifie, la mort peut-être. Ceux-là sont encore de grands enfants qui ne veulent pas que l'on leur retire leur jouet qui s'appelle la vie, soit parce qu'ils ont une peur monstre de la mort, soit parce qu'ils se plaisent tout simplement dans cette vie.

Pour ma part, du moins je veux le croire, j'entre dans le vrai et cherche, voire parvient à ne pas regretter le faux, l'avant, les illusions, souhaits, désirs d'hier, tout ce fatras que j'ai d'ailleurs oublié en grande partie. Mais le vrai, qu'est-ce encore une fois ? Je ne suis qu'un être de croyance, je ne l'ai que trop bien compris, et c'est bien ainsi que je vous considère tous et toutes. Aussi, quelques soient mes croyances, de toutes je doute, toutes. Cependant il ne m'est pas pour autant aisé de modifier toutes mes images, voire de les remplacer ou d'en éliminer certaines. Oui, j'ai des croyances tellement ancrées en moi que je ne parviens pas encore à m'en détacher complètement. Je suppose que croire en Dieu s'apparente à cela. A partir de là, ne sachant ce qu'est réellement le vrai, comment être sûr que telle ou telle chose est fausse. Depuis l'annonce de ma maladie, cet électrochoc au-delà de l'électrochoc, bien des châteaux de cartes se sont écroulés dans ma cervelle, des châteaux en Espagne comme qui dirait. Oui, le faux, je l'ai contemplé de face et tous les côtés. Cela continue encore, chaque jour me révèle un leurre de ma part, mais pour autant je ne regrette pas de le constater, c'est même plutôt le contraire, j'en suis ravie, c'est mon bonheur de la journée. Dit autrement, chaque désillusion est à présent un bonheur pour moi, un véritable soulagement, une ouverture vers la sérénité, vers une certaine vérité, réalité, que mes mots ne sauraient exprimer clairement.

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