mercredi 10 juin 2015

Cioran, « Ébauches de vertige » V

10 juin 2015


Encore une fois, je soumet à qui le désire, quelques citations de Cioran. J'ai pris celles-là plutôt que d'autres car toutes, chacune à sa façon, me ramène à la maladie, à mon cancer, à la mort inéluctable.


« Nos infirmités nous empêchent d'échapper à nous-mêmes, de devenir autres, de changer de peau, d'être capable de métamorphose. Après chaque pas en avant, elles nous font faire un pas en arrière, de sorte que nous ne pouvons progresser en rien sinon en la connaissance de notre inutile identité. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Je retiens de cette formule sa fin, « de notre inutile identité ». Oui, en y réfléchissant bien, voici à quoi nous passons notre vie, à nous construire, peaufiner, modifier s'il le faut notre identité. Cela commence par le sexe. D'abord nous nous considérons comme homme ou femme avec tout ce que cela implique de conditionnement spécifique selon le sexe qui est le nôtre. Au début, parce que nous ne sommes que des enfants, ce sont nos parents et tout notre environnement qui réalise ce conditionnement. Il est clair que nous permettrons certaines choses au garçon que nous ne permettrons pas à la fille, et inversement. Il est clair également que nous ne tolérons pas, ou aurons bien du mal à accepter, qu'un garçon adopte un comportement dit féminin et inversement. Puis, plus tard, en général autour de l'adolescence et le restant de notre vie, c'est nous-mêmes qui nous auto-conditionnerons, cherchant à devenir, à être, à incarner ce que nous pensons être, une femme ou un homme pour commencer, mettant tout en œuvre pour trouver costume et chaussure à notre pied. D'où tout ce dictât de l'apparence qui marque presque toutes les sociétés, orientales, occidentales, asiatiques, etc. Oui, dans notre imaginaire collectif, selon la culture donnée, la femme doit être ceci et l'homme cela. Les rôles sont bien définis et toutes notre vie nous nous prendrons la tête à essayer de correspondre à ses stéréotypes. Puis un jour, comme le dit Cioran, l'infirmité nous tombe dessus, sans crier garde, sans prévenir, nous dépossédant de certaines de nos facultés physiques, psychiques. Ce jour-là seulement nous comprenons dans quelle méprise nous étions, du temps que nous avons perdu à vouloir être des stéréotypes qui, comme un coup de balai magique, ne peut plus être, exister, subsister face à notre nouvelle condition. Avoir le cancer, surtout si l'on sait ou si on a conscience qu'il ne sera pas guérissable, tout juste soignable un temps, est une infirmité lourde à porter le jour où l'on apprend. D'ailleurs, on n'apprend pas cette maladie un jour, mais des jours et des jours, car il en faut du temps pour se familiariser avec cette fatalité. Sachant que notre vie est en jeux, il importe subitement moins de savoir si on est un homme ou une femme, si l'on correspond aux clichés ou non, l'important n'est plus là, car l'essentiel est d'essayer de continuer à vivre, tout simplement, et peu importe ce que l'autre pense de nous. Avec le temps on réalise que la construction de notre identité, celle à laquelle on s'accrochait comme à une chaîne dont on ne voudrait se séparer, n'était pas si utile que ça, voire inutile la plupart du temps. Pourtant que de nœuds au cerveau pour édifier cette dernière, la mettre plus ou moins en lumière. Mais quand le corps ne répond plus correctement, quand pire encore notre corps nous prépare brusquement à sa fin, à quoi rime de plaire ou de déplaire, ce n'est pas cela qui fera que nous nous en sortirons ou non. Oui, nos infirmités nous empêches d'échapper à nous-mêmes, c'est indéniable, et même si nous voulions les oublier, tôt ou tard elles se rappellent à notre bon souvenir, nous rappelant exactement qui nous sommes, ce dont nous ne sommes plus capables, laissant ainsi dans les méandres du passé cette identité que nous avons tant crû être la nôtre. L'infirmité, la maladie mortelle, le handicap, tout cela suffit amplement à détruire, le mot n'est pas trop fort, celui ou celle que nous avons pensé être et que nous pensions rester toute notre vie.


« L'état de santé est un état de non-sensation, voire de non-réalité. Dès qu'on cesse de souffrir, on cesse d'exister. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Effectivement, quand tout va bien, que le corps et l'esprit se porte bien, nous ne pouvons être, vivre, que dans l'illusion. Mais cela est normal, naturel dirais-je, car bien fou celui ou celle qui s'inquiéterait sans avoir de véritables raisons de le faire, surtout si cela concerne sa santé. Mais ce type de fou, de folle, existe, j'en ai croisé plein. Cependant la majorité des gens sains, à plus forte raison s'ils sont jeunes, n'envisagent pas une seconde leur mort ou la maladie invalidante. Non, ils profitent du présent tant qu'ils peuvent et s’efforcent de faire des projections positives dans le temps, d'imaginer leur avenir joyeux, ou tout au moins serein. Bien entendu, avec ma vue des choses actuelle, je ne peux les prendre que pour des inconscients, des personnes qui n'ont rien compris à rien, et parce qu'elles n'ont rien compris à rien elles vont perdre leur temps dans des problèmes qui, au final, n'en sont pas, comme la construction et l'entretien de leur identité par exemple. Le vieillard de quatre-vingt-dix ans aura beau jeu de se dire qu'il était rugbyman lorsqu'il avait vingt ans. Qu'est-ce que cela va changer à sa condition de vieillard sur la fin de sa vie ? Pourtant il en aura fait des efforts pour se montrer à la hauteur de ses camarades d'alors, des femmes qu'il désirait séduire, du parent modèle qu'il aura voulu être, de l'employé parfait dont le patron ne pouvait qu'être satisfait. Mais là, à l'aube de sa mort, ses forces physiques l'abandonnant aussi sûrement qu'un bébé a besoin du lait de sa mère, à quoi lui aura servi tout ce périple, lui dont l'identité n'a pu que changer le jour où ses jambes ont commencé à vacillé ? Oui, seule la souffrance nous signifie clairement que nous existons, que nous ne sommes ni dans le rêve ni dans l'illusion, et qu'il nous faut pallier, d'une manière ou d'une autre, à cette souffrance pour enfin respirer un peu à nouveau, parvenir à rejoindre un temps soit peu l'illusion, l'oublie du réel.


« Celui qui traîne une infirmité depuis longtemps, on ne pourra jamais le prendre pour un velléitaire. Il s'est réalisé d'une certaine façon. Toute maladie est un titre. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

C'est bizarre, voire très étrange, mais si je suis honnête avec moi-même, franc, sincère, oui je prends mon cancer comme un titre, mais un titre non seulement supérieur à la légion d'honneur ou je ne sais quoi d'autre du même acabit, mais également complètement différent de par la nature-même de ce titre. Contrairement à beaucoup, et sans aucune humilité, je peux commencer à dire, affirmer ce qui essentiel de ce qui ne l'est pas. Toujours sans aucune humilité ni réserve, je peux me permettre de dire qui est con de qui ne l'est pas, ou moins. Oui, la force que me donne l'épée de Damoclès qui pend sans cesse au-dessus de moi, car même si le cancer peut parfois nous démoraliser il est aussi une source de force, cette force et l'ouverture des yeux qu'elle nous impose, aucun être sain de corps et d'esprit ne peut la concevoir, même dans ses rêves les plus fous.


« Les états dont la cause est identifiable ne sont pas féconds ; seuls nous enrichissent ceux qui viennent sans que nous sachions pourquoi. Cela est particulièrement vrai des états excessifs, des abattements et des joies qui menacent l'intégrité de notre esprit. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Apprendre que l'on a un cancer est un état excessif. Je ne sais si Cioran entend par « fécond » la métamorphose que cette nouvelle engendre en nous, surtout dans notre esprit, mais dans mon cas c'est ainsi que je le comprends. D'ailleurs je ne sais pas si j’emploie le bon terme en parlant de métamorphose. C'est plutôt une renaissance, malgré nous certes, mais une renaissance, de A à Z, ou presque, que j'éprouve encore aujourd'hui. C'est comme tomber amoureux. On se redécouvre, voire on se découvre complètement, éprouvant des sentiments que nous n'avions jamais éprouvé jusqu'alors, ayant et faisant des projections que nous n'aurions jamais fait sans cela. Oui, lorsqu'on tombe amoureux, on se sent renaître ou naître, c'est selon, et lorsque l'on vous annonce que vous avez un cancer qui ne se guérit pas, là aussi nous renaissons, non pour préparer la vie comme le font les amoureux, mais pour préparer sa mort, du moins je le vois ainsi.


"On se fait une très haute idée de soi pendant les intervalles où l'on méprise la mort ; en revanche, lorsqu'on la regarde avec la bassesse de l'effroi, on est plus vrai, plus profond, comme cela arrive chaque fois qu'on se refuse à la philosophie, à l'attitude, au mensonge." (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« Mourir à soixante ou quatre-vingts ans est plus dur qu'à dix ou trente. L'accoutumance à la vie, voilà le hic. Car la vie est un vice. Le plus grand qui soit. Ce qui explique pourquoi on a tant de peine à s'en débarrasser. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

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