vendredi 12 juin 2015

Cioran, « Ébauches de vertige » VI

12 juin 2015


« Je discerne de moins en moins ce qui est bien et ce qui est mal. Quand je ne ferai plus de distinction entre l'un et l'autre, à supposer que j'y parvienne un jour, - quel pas en avant ! Vers quoi ? » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Effectivement, est-ce un effet de l'âge, est-ce l'effet d'une certaine forme de savoir, voire de sagesse, mais il est clair que contrairement à l'enfant, l'adolescent ou le jeune adulte, plus rien n'est clair en la matière dans mon esprit, la frontière n'existe plus et, si je pousse chaque raisonnement à son terme sur quelque sujet que ce soit, quelque personne que ce soit, je peux aussi bien classer dans la colonne « bien » tous ses actes, y compris le meurtre, le viol, que dans la colonne « mal », y compris mettre au monde ou sauver un enfant. Oui, tout dépend de l'angle de vue, comme d'habitude, de l'interprétation que l'on se fait de soi-même pour commencer, interprétation qui découle directement de notre interprétation de notre environnement. Le fou ne se sait fou que s'il réalise qu'autour de lui tous les gens n'interprète pas le monde comme lui. Nous aussi sommes pourtant des fous, mais comme nous avons autour de nous essentiellement des gens qui voient le monde comme nous, au moins dans les grandes lignes, nous sommes dans l'ignorance de notre folie. Cela me fait penser à un psychiatre dont j'ai lu toute l’œuvre, Paul Watzlavik, et à l'un de ses livres en particulier qui s'appelle : « L'invention de la réalité ». Oui, tout comme Cioran dans son domaine,  Watzlavik nous fait également redescendre sur terre à sa façon. La manière dont ce psychiatre et son école de pensée aborde la folie est bien loin de celle de Freud, de Dolto et de beaucoup d'autre. Mais revenons à Cioran.


« Dans mes accès d'optimisme, je me dis que ma vie a été un enfer, mon enfer, un enfer à mon goût. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« Je n'ai cessé d'incriminer mon sort mais si je ne l'avais pas fait, comment l'aurais-je affronté ? Le mettre en accusation était ma seule chance de m'en accommoder et de le subir. Il me faut donc continuer à l'accabler – par instinct de conservation et par calcul, par égoïsme en somme. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Cela me rappelle toute ma jeunesse, presque toute ma vie jusqu'à ma rencontre avec Cynthia et, plus encore, ma rencontre avec ma maladie, première véritable rencontre avec moi-même. Oui, c'est en crachant sur mon sort, sort qui n'était pourtant que cause de moi, du moins pour l'essentiel, car c'est bien moi qui passais à l'acte, pas les autres, même si ces autres ont également grandement contribué à me faire prendre de bien mauvais chemins, à commencer par ma mère. Oui, si je n'avais pas eu des personnes à mettre en accusation, voire le destin lui-même si tant est que tout soit déjà écrit, comment aurais-je pu m'en sortir ? L'idée-même de m'en sortir ne m'aurait même pas traversé la tête d'ailleurs. De la même façon, comment aurais-je pu supporter tant d'année les souffrances que certains de mes actes ont engendré dans mon cœur, dans ma tête ? Ce qui a changé aujourd'hui, c'est que je ne continue plus à m'accabler de mon sort, cancer y compris. Non, j'estime n'avoir plus rien à affronter, que cela est devenu sans sens, et si un obstacle se mettait sur ma route, alors je l'esquiverai, lui tournerai le dos ou le contournerai, mais en aucun cas je n'arrêterai ma route face à lui, quitte à finir comme un SDF.


« On ne s'entretient avec profit qu'avec les emballés qui ont cessé de l'être, avec les ex-naïfs... Calmés enfin, ils ont fait, de gré ou de force, le pas décisif vers la Connaissance, - cette version impersonnelle de la déception. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Cela me fait penser à ma fille, ses treize ans, et les déceptions qui sont régulièrement les siennes à présent qu'elle comprend mieux comment fonctionne notre monde. Oui, il ne se passe pas une semaine sans qu'elle ait découvert quelque chose de nouveau qui la déstabilise, réduisant à néant ce qu'elle croyait jusqu'alors. Tous les jeunes, ou presque, sont des emballés. Mais plus grave, bien des adultes, peut-être même l'immense majorité, sont également des emballés, donc des naïfs, des ignares, des sots. Ne sachant combien de temps il me reste, je sais néanmoins que je ne peux plus fréquenter, même épisodiquement, ces êtres-là. C'est comme si nous étions deux espèces bien distinctes, deux mondes qui ne peuvent se comprendre. Ce que j'ai de plus qu'eux est que je connais leur monde parce qu'il a été également le mien et, ce, longtemps, trop longtemps, tandis qu'eux, enfermé dans leur bêtise, leurs illusions, sans le savoir, ignore tout du mien. Dans une partie d'échec, on dirait que j'ai un coup d'avance.


« S'employer à guérir quelqu'un d'un « vice », de ce qu'il possède de plus profond, c'est attenter à son être, et c'est bien ainsi qu'il l'entend lui-même, puisqu'il ne vous pardonnera jamais d'avoir voulu qu'il se détruise à votre façon et non à la sienne. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Cela résume très bien ma relation à ma mère. Freud disait qu'il fallait tuer le père. Moi je dis qu'il faut aussi tuer la mère, la remettre à sa juste place, autrement dit celle d'être un être faillible, comme tout le monde, avec ses tares, ses vices, et ses bon côtés. Donc il est vrai et, ce, encore aujourd'hui, que je ne pardonnerai jamais à ma mère de n'avoir sût, pût, je ne sais quel verbe employer, accepter qui j'étais, me pourrissant ainsi la vie comme seule la mère de ma fille y est parvenue un temps. Enfant, je recherchai tout sauf le conflit. Ma mère, ses desiderata, sa volonté de me guérir de je ne sais quel vice à ses yeux, m'a amené au combat, à fait de moi un combattant et, de fil en aiguille, a devenir également un agresseur. Pendant des décennies ce fût ainsi et c'est seulement lorsqu'elle appris que j'avais un cancer que, là, elle s'est métamorphosée. Depuis elle ne me prends plus la tête. Dès que je lui dis stop, peut importe pourquoi et sur quoi, elle stoppe. De même, contrairement à ce qui est sa nature profonde, elle n'insiste plus dès lors que j'ai fait connaître ma position. Oui, aujourd'hui seulement elle accepte que je sois en désaccord avec elle et ne me le fait plus sentir. Alors je m'interroge là encore, me demande quel effet lui a fait l'annonce de mon cancer. Forcément il y a la peur de perdre son fils. Mais cela suffit-il à faire changer quelqu'un à ce point-là ? On dirait...


« Celui qui, ayant fréquenté les hommes, se fait la moindre illusion sur eux, devrait être condamné à se réincarner, pour apprendre à observer, à voir, pour se mettre un peu à la page.» (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Là encore, je ne peux qu'adhérer à cette vue des choses. Certains d'entre nous s'efforcent, s'évertuent ou se font un devoir de penser que l'homme pourrait être un être bon, voire qu'il l'est naturellement et, comme dirait Rousseau et d'autres philosophes, que c'est la société qui le pervertit. Mais qu'est-ce qu'une société, sinon un conglomérat d'hommes et de femmes soumis, malgré eux ou avec leur consentement, aux mêmes règles, règles édifiées, construites, inventées là encore par des hommes et des femmes ? Oui, j'avoue que j'ai là une grosse lacune, celle de ne pouvoir comprendre, saisir cet espèce d'espoir que certain place en l'homme. Pourtant les faits sont là, les actes parlent, bien plus que les mots qui ne sont, sommes toutes, que du vent. Alors je me dis que nous ne voyons pas les mêmes choses, ce n'est pas possible. Mais, plus certainement, je pense que tous ceux et celles qui disent croire en l'homme occulte volontairement, consciemment, tout le mal dont il est capable, ce même mal qui régit notre monde, non seulement celui de l'homme, mais également celui de la nature que nous détruisons à petit feu, aussi sûrement que nous aimons et voulons dominer. Pourquoi font-ils ce choix volontaire, je l'ignore absolument. Dois-je en conclure qu'ils sont des sots ? Si je n'étais pas convaincu que seul l'espoir nous permet d'endurer tout ce que nous endurons, peu importe de quoi il s'agit, oui je les prendrai pour des crétins. Mais plutôt que de le faire, que de les cataloguer ainsi, je veux croire que c'est en désespoir de cause qu'il opte pour cette option car, du fait de leur sensibilité excessive, admettre que l'homme est une abjection serait trop lourd à porter dans leur cœur. Oui, là-aussi, au niveau de la sensibilité, nous ne sommes pas tous sur le même pied d'égalité, dame nature l'a voulu ainsi. Alors je plains, vraiment, toutes les âmes sensibles, sauf si elles aiment pleurer, car certaines en raffolent, c'est même là leur plus grand plaisir.


« Il est sans importance de savoir qui je suis du moment qu'un jour je ne serai plus » - voilà ce que chacun de nous devrait répondre à ceux qui s'inquiètent de notre identité et veulent à tout prix nous claquemurer dans une catégorie ou une définition. (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Effectivement, combien n'existe-t-il pas de catalogue, chacun le sien évidement, contenant des catégories et des catégories de catégories, qui elles-mêmes contiennent des sous-catégories à ne plus savoir quoi en faire, dont le but premier est de nous construire des repères, avoir des repères, pour se cerner, cerner l'autre, et définir notre rapport à l'autre. Mais le problème est la définition que nous mettons à nos catégories et sous-catégorie, à la valeur que nous leur mettons ou non, tout cela le plus subjectivement du monde, même si celui ou celle qui se veut « sage » expose, dévoile, voire débat sur la justesse ou non de son catalogage. Et oui, chacun ayant son propre catalogue, cela n'est qu'une preuve supplémentaire, comme s'il en était besoin, que nous construisons et vivons dans le leurre, qu'il s'agisse de juger de l'autre ou de soi-même. Dès lors que l'on ne peut plus faire confiance en nos propres croyances, car c'est bien de cela qu'il s'agit alors, comment se convaincre de quoi que ce soit à notre sujet ? Être belle, ne pas l'être, cela ne signifie plus rien une fois que l'on a bien décortiqué notre catégorie consacrée à la « beauté » et  à toutes les sous-catégories que nous lui avons associé. Poids, taille, couleur et longueur des cheveux, coupe, attrait que nous exerçons ou non sur autrui, etc, oui, que de tiroirs que nous ne cessons d'ouvrir et fermer, là aussi une « pente » contre laquelle nous essayons de lutter, de modifier, afin de correspondre au plus près au stéréotype que nous avons construit de toute pièce dans notre tête, stéréotype qui n'est que l'une des catégories de notre catalogue intime. Ainsi, sont à mes yeux des crétins ceux et celles qui veulent savoir à tout prix qui nous sommes, ce que nous avons fait, ce que nous désirons faire plus tard, à ne plus en dormir tant ces questions les rongent. Oui, ils ne savent pas qu'il ne sont eux-mêmes qu'un catalogue imaginaire et, en conséquence, quelques soient nos réponses, qu'elles seront également issues de catalogue imaginaire, sans fondement réel, où la réalité, la vérité ne se peuvent. Est-ce à dire, pour ceux qui savent, qu'ils passent leur temps à mentir en acceptant de répondre à ces questions ? Bien sûr que oui.


« Tout ce que j'ai abordé, tout ce dont j'ai discouru ma vie durant, est indissociable de ce que j'ai vécu. Je n'ai rien inventé, j'ai été seulement le secrétaire de mes sensations. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« Toute une époque de ma vie me semble à peine imaginable aujourd'hui, tant elle m'est devenue étrangère. Comment ai-je pu être celui que j'étais ? Mes emballements d'alors me paraissent dérisoires. De la fièvre dépensée en vain. Si j'étendais cette optique à l'ensemble de ma vie, n'arriveras-je pas à regarder tout ce que j'ai vécu comme un leurre ou une fumisterie ou comme l'inconcevable même ? Et si par exemple on avait cette perception au moment d'expirer ? Mais il n'est pas nécessaire d'attendre cet instant : à la faveur de certains éveils, on s'aperçoit que les fondations d'une existence sont aussi fragiles que les apparences qui les recouvrent, et qu'on n'a même pas la ressource de les estimer pourries, puisqu'elles sont tout bonnement inexistantes.»
  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« Jeune, je rêvais de tout mettre sens dessus dessous. Je suis arrivé à un âge où l'on ne renverse plus, où l'on est renversé. Entre les deux extrémités, que s'est-il passé ? Quelque chose qui n'est rien et qui est tout : cette évidence informulable qu'on n'est plus le même, qu'on ne sera plus jamais le même. »  (Cioran, « Ébauches de vertige »)

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