jeudi 19 février 2015

Souvenir

Ce midi j'ai envie de m'adresser à toi l'inconnue, mais pour t'entretenir sur quoi exactement, je ne saurai le dire dans l'instant. Plus le temps passe depuis mes premières lettres à ton attention, plus je me dis que notre rencontre sera plus tardive que je ne le pensais. Ma maladie progresse toujours, certes, mais ne s'accélère pas pour autant. Elle va dans son rythme, une métastase par là, une autre par-ci quelques mois plus tard, mais toujours dans un cycle qui dure environ huit mois. Entre deux métastase, ce sont donc les examens et les soins. Tout cela devient une routine et je ne peux, en conséquence, que repenser à ce que j'ai éprouvé et pensé en novembre 2013, moment où l'on m'apprenait que j'avais un cancer. Je me souviens que dans ma tête j'étais comme fou, persuadé que je vivais chaque seconde mes dernières secondes, que je ne verrai pas l'après-demain, que je serai évidement foudroyé par ma maladie. Oui, ce fût un choc, et pas des moindres. Ensuite, pendant un mois je suis resté à l'hôpital de la Croix-Rousse, à Lyon, pour passer toute une batterie d'examens. Certes je comprenais l'importance de ces examens pour bien localiser mes tumeurs, mais je ne comprenais pas que l'on ne prescrive pas de traitement en parallèle, telle la chimiothérapie. Pourquoi attendaient-ils pour me traiter alors que la maladie était là, bel et bien présente, me faisant peur comme une seule fois j'ai eu peur dans ma vie. Oui l'inconnue, mais cela tu as du le voir de là où tu es, je me souviens du pistolet braqué sur moi par le propriétaire d'une péniche qui était sa demeure. Quelques heures avant qu'il ne rentre chez lui, alors que j'avais vingt-trois ou vingt-quatre ans, complètement ivre je m'étais introduit dans sa péniche. Moi-même j'habitais à l'époque dans une péniche qui la jouxtait, celle d'un copain chez qui j'avais trouvé refuge. Toutes les deux étaient amarrées sur un quai de la Seine, juste à l'entrée de Paris. Nono, celui avec qui j'ai fait la plus belle connerie de ma vie, habitait également avec nous. Tu sais de quelle insanité je parle l'inconnue, tu nous as vu faire là-aussi, nous regardant comme je regarderai des cafards s'agiter. Mais revenons au propriétaire de l'autre péniche. Un soir, alors que je rentrai je vis une femme pleurer devant lui. Ils étaient tous les deux sur le quai et cela ressemblait à une scène de séparation. Je fis part à Nono et à notre pote de ce que j'avais vu et ils m'apprirent que cet homme était dur et qu'il ne valait mieux pas le fréquenter. A cette époque, tous les jours, sans exceptions, je me saoulais du matin ou soir, mélangeant à mes diverses boissons les médicaments et du haschisch. Cela me valut de nombreux coma éthylique où le lendemain je me réveillais sans plus me souvenir que je m'étais couché, sans plus me souvenir de la soirée que j'avais passé. C'est Nono qui me racontait alors les scènes, m'expliquant comment je tombais d'un coup et, avec l'aide de notre pote, me déshabillais et me mettais au lit. Une fois, toujours dans cet état-là, je mis en l'air toute la cuisine. N'arrivant plus à tenir en équilibre debout, je m'étais accroché au réfrigérateur, faisant tomber ce dernier avec moi dans ma chute. Nono me releva, il me restait encore un semblant de conscience, et j'avais préparé un riz cantonnais pour dix personnes. Je me souviens avoir pris l'immense poêle où se trouvais tout ce mélange et, toujours du fait de mon état, je renversais le tout par terre. Après c'est le trou noir, je ne me souviens plus de rien, si ce n'est que le lendemain je me réveillais dans ma couette, déshabillé. De cette époque sinistre, je me souviens également du petit bar qui était situé sur les quais, à proximité des péniches. Dès que nous quittions la péniche il était notre premier point de rendez-vous et, déjà de bon matin, nous attaquions nos premières bières. De même, la mère de notre ami, celle à qui appartenait la péniche, était médecin. Dans son bureau se trouvait donc une pile d'ordonnances vierges et son tampon. Combien ne me suis-je pas fait d'ordonnances à mon nom, me prescrivant tous les anxiolytiques que je connaissais afin d'être complètement shooté lorsque je les accompagnais de joints. Oui, lorsque j'avais de l'argent, je m'achetais 25g de haschisch ou plus, cessait de boire, et fumait joint sur joint tout en prenant les anxiolytiques en parallèle. Dans ces périodes je ne sortais plus de la péniche et comatais toute la journée devant la télé. Oui l'inconnue, je n'ai jamais aimé l'alcool. Il est la drogue du pauvre, de celui qui n'a pas les moyens de se payer haschisch, coke ou héroïne. Mais comme j'étais pauvre, alors j'en consommais également. J'ai du habiter deux mois sur cette péniche jusqu'à ce que Nono et notre pote en ai marre de me voir constamment faire des comas éthyliques. Ils me demandèrent alors de déménager et c'est ainsi, une fois de plus, que je me suis retrouvé chez ma mère. La mort de Michel intervint huit mois plus tard.
Mais, encore une fois, revenons au propriétaire de la péniche voisine. Je ne sais pourquoi, mais je voulu venger cette femme que je l'avais vu faire pleurer. Aujourd'hui je suis surtout d'avis que j'avais envie de faire une connerie, de m'en prendre à quelqu'un parce qu'à cette époque j'en avais après le monde entier, à commencer par moi-même et ma trajectoire sinistre. Donc le lendemain, alors que le propriétaire de la péniche était absent, je m'introduisit dans cette dernière. Il y avait des miroirs partout, comme dans une boite de nuit, et avec un marteau je m'employais à tous les casser. Je n'étais plus à sept ans de malheur près et c'est avec rage que je m'activais à mettre en lambeau tous ces miroirs. Mon forfait terminé, je rejoignais ma péniche. La journée se passa tranquillement, mais j'étais curieux de rencontrer le propriétaire pour voir sa tête découvrant le triste spectacle de mon carnage. Mon pote de la péniche avait un chien. Je m'en servi comme prétexte pour retourner près de l'autre péniche et y fis pénétrer le chien. Il devenait mon excuse, mon prétexte pour m'y introduire à nouveau. C'est uniquement arrivé dans l'entrée de la péniche que je m’aperçus que le propriétaire était là, constatant les dégâts d'un air désolé. Il était assis et je me souviens parfaitement de sa main gauche dans la poche extérieur de son manteau. Je n’eus même pas le temps de prononcer un mot qu'il sortit son arme de la poche, me mettant en joue, l'arme pointé entre mes deux yeux. Il me demanda alors ce que je faisais là et je lui répondis que je venais chercher le chien. Il me fixa longuement et Dieu sait ce qu'il se disait à lui-même. Je lui expliquai alors que j'étais son voisin, que j'habitais dans l'autre péniche, histoire de l'amadouer. C'est alors qu'il me demanda de me déshabiller complètement. Surpris, je commençais à m'exécuter, mais une fois torse nue, je refusais d'aller plus loin. Il insista pour que je continu, pointant une nouvelle fois son revolver dans ma direction, mais je m’entêtais à refuser, lui disant qu'il pouvait tirer s'il le voulait, mais que je n'enlèverai ni mon pantalon ni mon caleçon. Il m'examina deux longues minutes puis me fis signe de m'habiller à nouveau, me demandant si je n'avais vu personne roder autour de sa péniche dans la journée. Je lui répondis que non et, expressément, je le quittais pour retourner à ma péniche. Jamais je n'avais vu une arme d'aussi près et encore moins braquée sur moi. Oui l'inconnue, avec l'annonce de mon cancer, ce fut la plus belle peur de ma vie. Je n'en menai pas large et, là encore, je croyais mes secondes comptées.

Mais pourquoi je t’entretiens de cela l'inconnue, toi qui sait que l'heure de notre mort est sans importance ? Peut-être parce que je tiens néanmoins à la vie car à l'heure d'aujourd'hui je peux y passer encore d'agréables moments. De même peut-être que je te parle de cet épisode parce que je n'ai pas fait entièrement le deuil de cette époque, trois années noires qui ont assombris mon paysage pendant plus de quinze ans. Il est parfois beaucoup plus simple de pardonner à l'autre que de se pardonner à soi-même ses propres dérives. Cependant je sais bien que les remords ne changent pas le passé, ne modifient pas ce qui a été fait et ne peuvent servir qu'à ne pas reproduire les mêmes erreurs. Mais je me sens néanmoins toujours coupable, oui, coupable d'avoir été cet imbécile qui était capable de s'en prendre à n'importe qui, sous n'importe quel prétexte, juste parce que je n'étais pas content de la vie que je menai. Oui l'inconnue, l'autre était mon bouc émissaire, mon punching-ball, mon défouloir. Qui pourrait être fier de cela, je le demande, hormis des petits cons du même acabit ?


(19 février 2015)

2 commentaires:

  1. Courage pour lutter contre la maladie il faut faire des projets sur le court terme certes, mais les faire quand même. Et s'il y a chimio, se dire que c'est dur mais provisoire; et que, dans ces cas là, malgré l'amour des autres, on est seul; cueillir les petites joies (attention des autres, sourire d'un enfant)
    Encore bon courage

    RépondreSupprimer
  2. Merci pour ce commentaire d'encouragement et si tu as un blog, n'hésite pas à m'en donner l'adresse, que je puisse à mon tour te découvrir.

    RépondreSupprimer