vendredi 3 octobre 2014

Mutation

Me remettre à penser, à réfléchir, est ardu. Cela fait presque une année que je ne m’étais plus plié à cet exercice, à cet effort qui nécessite attention et concentration. Effectivement, mil et une pensées m’ont traversé l’esprit depuis novembre dernier, date de l’annonce de mon cancer, mais du fait du choc psychologique engendré par cette réalité et des lourds traitements qui se sont ensuivit jusqu’à récemment, soins qui m’ont fatigué et parfois épuisé physiquement, je n’ai pu trouver en moi les ressources nécessaires, l’énergie, la volonté minimale pour me mettre à distance de moi-même, de ma maladie, de toutes les peurs et craintes qu’elle a généré, ainsi que de la fatale remise en question quant au sens à donner à ma vie présente et à venir.

Le chemin ne peut plus être le même, c’est l’évidence, ne serait-ce qu’à cause de l’ampleur de la diminution physique à laquelle je suis assujetti maintenant. Un morceau de poumon en moins et ce sont toutes vos capacités physiques qui se métamorphosent. La respiration est plus lente, l’essoufflement vous guette à chaque pas comme s’il se tenait en embuscade derrière un arbre, prêt à sauter sur vous afin de vous empêcher de poursuivre tranquillement votre marche. De même, d’être pour ainsi dire resté alité pendant onze mois, constamment allongé ou presque, sans faire le moindre effort musculaire si ce n’est ceux de mes mains prenant les cachets indispensables au bon déroulement de mon parcours de soin, cela a aussi participé de ma diminution physique. Aujourd’hui tirer un caddie, porter un sac de courses, une planche ou une chaise sur un temps trop long me surprend par sa pénibilité. D’un quelconque commerce à mon domicile, quelque soit la ou les choses que je transporte, je n’ai plus le choix, je dois faire des haltes plus ou moins fréquentes car ni mon souffle ni mes bras ni mes jambes ne parviennent à me maintenir debout sans dommage, sans accros, sans tremblements, dès lors que je pèse plus que mon propre poids.

Enfin il y a mon cerveau, organe qui n’est pas le moindre de notre corps. Avec deux métastases cérébrales, les crises d’épilepsie qu’elles ont généré, ma mémoire qui se disloque, les souvenirs qui disparaissent et tous ces moments qui s’évaporent de ma tête aussi vite qu’ils sont apparus, oui, tout ceci n’aide pas vraiment à pousser la réflexion, la concentration ou l’attention. Depuis quelques jours seulement je réalise que je suis devenu un handicapé. C’en est fini de l’élan vital propre à la jeunesse, élément essentiel de tout corps sain de maladie, élan de vie que nulle barrière ne semble pouvoir stopper à-priori. Celui que j’étais hier n’existe plus car lorsque le corps se grippe, c’est également l’esprit qui se réajuste.

Jusqu’à présent le terme « handicapé » et son sens profond m’était complètement étranger. Il désignait l’autre, celui ou celle qui n’est pas viable physiquement ou psychologiquement, et en aucun cas je ne pouvais m’y reconnaitre. Aujourd’hui tout est inversé, j’ai changé de famille, de celle des individus sains, valides, je suis entré dans celle des invalides. Pourtant, à ma plus grande surprise, je n’en éprouve aucune amertume, aucun regret. Aussi étrange que cela puisse paraitre il me semble être satisfait de ma nouvelle condition. Du coup j’en cherche les raisons tant je croyais, auparavant, que l’invalidité, le handicap, ne permettait pas de rendre un être heureux, faisant forcément de ce dernier une victime destinée à souffrir plus ou moins, que cela soit dans sa chair ou sa pensée. Mais je ne me sens nullement une victime, force est de le constater. Néanmoins, même s’il ne serait être question de victimisation dans cette histoire, cela n’en reste pas moins une épreuve, une véritable épreuve, car elle exige de combattre tant avec des actes que par la forme de ma pensée. Jamais bien loin, le désespoir, le découragement, voire la déprime, sont prêts à devenir mes partenaires tels un bateau errant au gré des vents et des marées, totalement tributaire du temps et du climat, et pour lequel la destination n’importe plus. Oui, le laisser-aller est une réelle tentation lorsque l’on se pense proche du terme, que ce sentiment soit fondé ou non, lorsque l’on ne discerne plus d’ouverture, d’entrebâillement ou de fissure dans le mur qui, subitement, se dresse face à soi. Au premier abord c’est bel et bien la sensation d’être complètement démuni qui vous submerge…


(3 octobre 2014)

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