mardi 14 octobre 2014

Blues

Depuis quelques jours, une semaine peut-être, une morne déprime s’installe en moi. J’essaie de lutter, de résister, de repousser l’envahisseur, mais rien n’y fait et petit-à-petit j’abdique. Je n’ai plus envie de parler, plus envie d’entendre, de bouger, à petit feu ma curiosité s’éteint et plus rien ne m’émerveille. Ceci m’installe dans une espèce de silence, un monde imperméable au reste du monde, une bulle qui laisse filtrer quelques sons, quelques formes et visages, mais ces derniers, je l’éprouve, même s’ils me touchent ils ne m’atteignent plus, ne me pénètrent plus.

D’un côté je veux ce silence puisque j’agis en conséquence, mais de l’autre j’en suffoque. Alors je me pose la question, question quasi-quotidienne, qu’ais-je donc dans la tête, que s’y passe-t-il ? Immédiatement s’imprime le mot « cancer ». Il prend toute la place et s’étale même au-delà. Cependant, derrière le mot ce n’est pas la maladie en tant que telle que je rumine, pas plus que les traitements ou examens qu’elle impose. Non, ce que je vois c’est la fin, les derniers moments, le dernier instant.

Jusqu’à il y a peu j’appréciai chaque nouveau jour comme un don, une grâce de la nature, un cadeau que mon corps malade, handicapé, m’octroyait en me permettant justement de vivre un jour encore, un jour de plus en attendant mon dernier jour. Mais en ce moment ce n’est plus du tout cela. Chaque journée est une attente supplémentaire où, constatant dès le réveil qu’hier ne fût pas mon dernier jour, je m’interroge dès le lever sur quand il adviendra. Après, jusqu’au coucher, çà tourne en boucle. Quand ? Quand ? Quand ?

Pour une raison que j’ignore et peut-être à tort, je pressens que cela est proche, imminent, que je ne passerai pas à travers les mailles du filet. La maladie aura raison de moi et parce qu’elle aussi veut vivre elle n’aura de cesse de tout faire pour se développer, grandir, se nourrir, tout comme le ferait n’importe quel fœtus dans le ventre d’une femme, quitte à ce que cette logique implacable, détruisant le tout que je suis, l’emmène à son tour à sa propre mort. Parfois je me dis que la logique du vivant est étrangement faite, mais quelque soit le niveau auquel on l’étudie, microscopique, macroscopique ou cosmologique, elle est partout la même. Le microscopique que représentent les cellules cancéreuses, juste par volonté de vivre, d’exister, de subsister en se reproduisant, tuent à petit feu le corps qui les abritent, créant par là-même les conditions de leur mort certaine. De la même façon, à l’échelle de la terre, de notre galaxie, les êtres macroscopiques que nous sommes agissons de manière similaire et ce, pour les mêmes raisons. Inévitablement, inexorablement, nous créons également les conditions qui, tôt ou tard, mèneront à l’extinction de notre espèce et de bien d’autres dans notre sillage.

 J’aimerai écrire des choses plus gaies, mais encore faudrait-il que je sache ce que veut dire le mot « triste », s’il signifie encore quelque chose dans mon esprit. Certes je vois et constate des aberrations, voire des abjections. Pour autant rien ne m’indigne plus vraiment, pas plus le sort des victimes militaires ou civiles mortes en Irak ou ailleurs, que le sort des journalistes décapités au nom d’un idéal religieux. De même, bien qu’il n’y ait qu’à eux que je puisse encore m’identifier, je n’éprouve plus de profonde empathie envers tous les malades de ce monde, les malades porteurs d’une maladie mortelle. Est-ce à dire que tout m’indiffère pour autant ? Cela y ressemble, mais ce n’est pourtant pas ce que j’éprouve.

Imaginez une autoroute, ses six ou huit voies, de longues lignes droites dont on ne voit ni le début ni la fin. Moi je suis une voiture à l’arrêt sur la seconde voie, une voiture en panne qui ne peut plus démarrer, avancer ou reculer et, autour de moi, ne cessent de circuler toutes sortes d’engins, voitures, tracteurs, camions, motos, vélos, trottinettes, etc. Je vois tout cela passer, parfois en un éclair, parfois en ayant le temps de m’attarder sur quelques détails, mais plus rien ne s’imprime réellement dans ma mémoire. Au final tous passent, sans exception, et je reste là, seul, à attendre, contemplant le temps qui passe, devenant imperceptiblement impassible à toute cette circulation alentours. Dans ce contexte la joie et la tristesse n’ont pas leur place tant, enfermé dans mon véhicule, je suis déconnecté de mes semblables, vous-mêmes enfermés dans votre propre véhicule, menant vos vie comme vous le pouvez, mais avançant néanmoins vers un horizon dont vous avez l’espoir qu’il correspondra plus ou moins à vos attentes. Mon véhicule étant en panne, aucun mécanicien de génie ne pouvant le réparer, je suis pour ma part condamné à rester sur place, à faire du sur place, ma seule distraction étant de faire le tour du véhicule, le regardant, l’examinant et parfois le scrutant. A certains moments de la journée quelques personnes viennent à ma rencontre et, pour un temps limité, s’assoient à mes côtés. Il est vrai que je me sens alors moins seul, moins isolé, mais cela n’efface pas le pénible constat de l’état de mon véhicule, donc de mon histoire et de mon présent qui ne participent plus à la circulation de ce monde. Puis, pour ces personnes qui m’accompagnent quelques heures par jour, qui sont à mes côtés, qui sont avec moi pour ce que je suis, vient le moment de reprendre leur route, leur propre véhicule, afin de mener la vie qui est la leur, afin d’essayer d’atteindre les horizons qui leurs sont chers et, de nouveau, je me retrouve seul dans ma voiture. C’est ainsi que, de fil en aiguille, je constate que je ne suis plus d’aucune réelle utilité dans leur histoire, hormis d’ordre affective, car ma voiture ne pourra plus jamais leur servir d’escorte, de guide ou de remorqueur le cas échéant. Si un jour elles se sentent perdues, larguées ou simplement égarées sur cette autoroute, c’est à d’autres individus qu’elles devront faire appel, des individus dont la voiture fonctionne. Un corps entrain de mourir est un frein à main levé à jamais.

Bref, je disserte et disserte alors que tout ceci n’est que vent, ne changeant strictement rien à ce qui est notre juste condition, une réalité sans relief aussi plate qu’une feuille de papier pour laquelle, pourtant, nous nous arrachons maintes fois les cheveux dans notre parcours de vie. Rien n’échappe à la mort, rien n’est éternel, nous ne sommes que des nuages errant dans un ciel qui se moque éperdument de notre présence, de notre absence ou de notre disparition en son sein.

Je comprends que tant de philosophe et écrivains se soient penchés sur la question. Je comprends aussi que certains individus aient inventé des Dieux, cherchant par là un moyen de comprendre, d’obtenir un semblant de réponse quant à ce mystère qui nous dépasse si totalement, cette énigme qui instaure que l’on nait pour mourir. Pour ma part, du fait de mon état d’esprit actuel, cette quête effrénée à la poursuite du sens de la mort ne m’intéresse plus. C’est terre à terre que je suis en ce moment et ma seule préoccupation quotidienne consiste en la gestion de ma personne, sur le contrôle que j’ai ou non sur les émotions qui me transpercent, sur l’interprétation que je dois faire de ces dernières et sur le choix des actes que je dois accomplir ou non en conséquence. Pour l’heure j’ai fais le choix des médicaments prioritairement, même si je n’exclue pas que le fait d’écrire, de coucher sur du papier mes états d’âme comme ils viennent ou s’en vont, écriture que j’accompagne parallèlement de rencontres avec un psychiatre deux fois par semaine, oui, peut-être que l’écriture et le dialogue seront un jour suffisant à maintenir debout mon esprit, un esprit quelque peu bancal ces derniers temps.


(14 octobre 2014)

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