samedi 15 novembre 2014

Michèle

Actuellement ce que vois, où que se porte mon regard, ce n’est plus la mort en tant que telle, pas plus que des corps morts que des corps vivants, plus ou moins jeunes dont on sait que tôt ou tard ils finiront en corps morts. Encore une fois, ma maladie, la perception que j’ai des êtres et des choses depuis, me fait apprécier différemment les corps qui s’animent autour de moi. A défaut de morts potentiels, ce que nous sommes tous, c’est essentiellement les mourants qui monopolise à présent mon attention. Quand je parle de mourants, je parle de ceux et celles dont les jours sont comptés, inéluctablement et ce, de façon implacable.

Depuis une dizaine d’année j’ai considérablement fait le tri dans mes relations, éliminant d’office, plus ou moins tardivement, ceux et celles dont je savais que jamais nous ne construirions quelque chose. C’était les potes de comptoirs, les copines des copains, les copains des copains, etc. Pourtant je m’entendais très bien avec eux et appréciais les soirées que nous passions ensemble, parfois autour d’un bon repas, d’autre fois autour d’un verre. Mais ces relations étaient creuses bien qu’agréables. Ainsi, depuis que j’ai éliminé nombre de personne de ma vie, qui reste-t-il autour de moi ? Il y ma famille, Cynthia, sa famille et deux amis. Au total cela représente dix personnes et quelque soit la direction de mon regard, je vois à présent des mourants, à commencer par celles qui m’obsèdent le plus, la mère de Cynthia, Michèle, puis ma propre mère.

Michèle, et de loin, est celle qui m’inquiète le plus. Son cancer ne peut se guérir et elle est condamnée à subir à vie de la chimiothérapie. Mais elle est faible, son corps met énormément de temps à récupérer, qu’il s’agisse de musculature, de globules ou de plaquettes. Déjà à de nombreuses reprises des séances de chimiothérapie ont du être décalées, reporté, du fait de la faiblesse de son corps. Pendant ce temps son cancer progresse, se propage et la logique veut que les pansements que sont ces séances ne pourront empêcher l’hémorragie de se produire. En direct je vois quelqu’un mourir sous mes yeux. C’est la seconde fois que je suis confronté à ce genre de situation et vous dire que c’est pénible, triste, ne suffit pas à décrire ce qui se joue sous mes yeux. Peut-être que Michèle n’a pas été une mère exemplaire ni une épouse sans reproche, mais a qui a-t-elle fait du mal pour subir pareil sort ? Son train-train quotidien était bien huilé. Une fois par semaine elle se rendait à Carrefour avec Bernard, son mari, afin de faire le plein de courses pour la semaine. Hormis cette échappée hors de chez elle, elle ne sortait jamais. Ses journées étaient rythmées par les repas qu’elle préparait, ses séries télévisés, ses mots fléchés et quelques lectures, qu’il s’agisse de livres ou de revues. En un mot elle n’emmerdait personne, strictement personne, jusqu’au jour où la maladie a été décelée, mettant ainsi en branle toute sa famille et, bien malgré elle, stressant et inquiétant tout ce beau monde.

Voir quelqu’un mourir est épuisant tant nerveusement que mentalement. Vous assistez impuissant à la dégradation de ses facultés, qu’elles soient physiques ou mentales, et face à ce triste spectacle seulement deux choix se présentent à vous. Soit vous décidez de rester présent, seule manière d’accompagner le malade et cela ne peut que vous faire souffrir, soit vous décidez de mettre de la distance entre vous et lui parce que l’effort de présence est trop intenable, voire insupportable. Parfois Michèle semble aller mieux, comme si elle vivait une période de rémission. Les premières fois je me souviens que j’étais heureux comme un enfant à noël, pensant que le plus dur était passé et que la guérison pointait son nez à l’horizon. La déception était donc très amer lorsque les jours suivants son état rechutait. Ces hauts et ces bas durent depuis dix mois déjà, dix mois où elle n’a pas quitté le lit, dix mois pendant lesquels elle a subi une vingtaine d’anesthésies générales et plus de son opération du col de l’utérus, dix mois ou plus d’une fois elle a faillit y passer et ce, définitivement. A force, malgré ses rémissions ponctuelles et de courtes durées, il faut malheureusement accepter l’évidence et cesser d’entretenir l’espoir. Si aujourd’hui elle est vivante, c’est déjà bien, c’est presque miraculeux et il faut savoir se contenter de cette heureuse nouvelle. Pour Michèle, demain est complètement aléatoire, « non diagnostiquable », imprévisible. Peut-être pourra-t-elle faire quelques pas en étant soutenu par son kiné, mais peut-être dormira-t-elle toute la journée à cause des doses importantes de médicaments qui lui sont prescrit, la morphine n’étant pas la plus anodine. Peut-être ne ressentira-t-elle aucune douleur comme il se peut, ce qui est le plus fréquent, qu’une douleur lui gâche sa journée. Souvent je me demande si elle a bien conscience de son état, de ce que cela signifie et, parce que j’ai la même maladie, j’aimerai qu’elle me fasse part de tout ce qui peut lui traverser l’esprit.

Contrairement à Bernard, je ne dirai pas que Michèle est une femme gentille. Je me demande même si elle sociable naturellement, sans faire d’effort. Pour des raisons que j’ignore, raisons certainement liées à son passé, je la perçois surtout comme une femme méfiante, très méfiante, capable de faire du mal et de s’en délecter, une femme qui, au final, n’aime pas grand monde. Parfois je me dis qu’elle n’a pas toujours été ainsi, mais qu’elle l’est devenue parce qu’insatisfaite de sa vie. Quels projets, quels rêves avait-elle en tête lorsqu’elle avait vingt ans, lorsque s’est marié, lorsqu’elle a eu son premier enfant ? C’est une femme déçue, c’est ainsi que je le ressens, mais déçue par quoi ou de quoi ? Quoi qu’il en soit, peut importe sa nature, son caractère ou son tempérament, peut importe toutes les mauvaises pensées qui, parfois, peuvent lui traverser l’esprit, car depuis que je la connais je ne l’ai jamais vu commettre d’actes néfastes envers autrui. L’important c’est cela, sa gestion d’elle-même, le contrôle de sa personne, bien plus que l’amertume ou les regrets qu’elle garde précieusement caché dans un coin de son cœur, dans un coin de son esprit, veillant à ce qu’ils n’engendrent rien de désagréable pour son entourage. Néanmoins, même si le tableau subjectif que je dresse de sa personnalité ne semble guère joyeux, il est une chose dont je suis sûr. Elle aime sa famille et serait prête à tout pour leur venir en aide, les soutenir si besoin était.


(15 novembre 2014)

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