mardi 28 octobre 2014

De tout et de rien

Je suis dans la ville, pas loin de la place Sainte-Anne, contemplant une fois de plus les passants tandis que je bois mon café assis à une terrasse. Je réalise que j’oublie que je suis à Rennes, en Bretagne, que l’effet de mes premiers jours passés ici, effet de la nouveauté, s’estompe. Désormais, je le constate, je deviens un rennais car plus les jours passent et moins je me sens étranger, touriste, de passage. Dit autrement je ne me sens plus un dans la foule, c’est la foule et la ville qui sont en moi. A présent je fais partie de la masse.

Depuis tout à l’heure je pense à Alzheimer, à son stade avancé. Est-ce que les personnes concernées par cette maladie éprouvent des angoisses ? A priori  je serai tenté de dire non car généralement une angoisse est liée à un événement passé ou à une projection dans le futur marquée par l’inquiétude. Mais lorsque l’on ne se souvient plus d’hier, du matin-même, voire de l’heure qui a précédé, à quoi l’angoisse peut-elle se rattacher, s’agripper, se cramponner pour pouvoir se diffuser dans le cœur, dans la tête et peut-être ailleurs ? Il ne lui reste alors que le futur, l’avenir, comme condition pour se développer, naître et tenter de nous envahir. Mais la personne qui a la maladie d’Alzheimer, a-t-elle encore la notion de l’avenir ? Lorsqu’elle se lève le matin, sait-elle que le soir viendra et que la nuit venue le soleil aura disparu ? Si Alzheimer est bien la perte des souvenirs, alors cette personne ne saura plus qu’après la nuit le jour se lève et, si tel est le cas, quelle projection marquée d’inquiétude peut-elle imaginer ? Bien entendu je ne suis pas un spécialiste de cette maladie et l’idée que j’en ai provient des explications et généralités que j’ai entendu ici et là. Mais s’il s’avérait qu’une personne atteinte d’Alzheimer à un stade avancé ne peut pas avoir d’angoisse, de crise d’anxiété, alors j’aimerai que cette maladie se développe en moi parallèlement à mon cancer. Je sais, c’est un souhait lâche et égoïste au possible envers mes proches, à commencer par Cynthia, mais il me permettrait de ne plus penser à mon cancer, ainsi qu’au temps qui m’est compté ou non. Oui, Alzheimer m’intrigue car, vraiment, je me demande quel rapport au temps entretient le malade. Je vais donc me renseigner sur le sujet pour tenter de comprendre comment ils se vivent au quotidien, ce que signifie une matinée, un après-midi ou une soirée pour eux, pour tenter de cerner la manière dont ils vivent leur condition afin de savoir si, parfois ou souvent, ils ont des états d’âme.

Cette après-midi je pense également beaucoup à Cynthia qui lit tout ce que j’écris, même si nous n’en parlons jamais. Dans le fond je ne me trouve pas correct de lui infliger la connaissance de tout ce qui me traverse car, reconnaissons-le, c’est rarement gai et encourageant. En cela, bien plus qu’indécent, c’est sadique que je me pense. Lui donner accès à mes écrits, c’est lui procurer des inquiétudes supplémentaires et, peut-être, un sentiment d’impuissance qui ne peut être agréable à éprouver. Est-ce cela aimer quelqu’un, en agissant ainsi ? D’un autre côté il me semble que je lui dois ma vérité car notre relation étant basée sur la confiance, une confiance totale, ne serait-ce pas lui mentir ou être hypocrite que de lui cacher tout ceci ? Je suis donc face à un dilemme et ne sais pas quelle est la bonne solution, la bonne attitude à adopter pour lui épargner des souffrances ou des inquiétudes dont elle se passerait bien.

La nuit ne va pas tarder à tomber, c’est le moment que j’apprécie le plus dans une journée car elle est le signe que cette dernière arrive à terme, se finie, une en moins dans le monde des humains, une de plus me rapprochant de ma fin. Le monde des hommes, vaste sujet là encore, où tout est fabriqué, préfabriqué et ce, jusqu’à notre manière de penser. Je ne saurai donner une définition précise de ce qui est ou non naturel, propre à la nature, à la Terre, à l’univers, mais il est limpide que le monde de l’homme, nos sociétés donc, n’y est pas conforme. Depuis que notre espèce s’est sédentarisé il y a plus de 8000 ans, créant de fait les premiers villages puis les premières villes et enfin les premières cités, qu’avons-nous fait ? Ce fût la naissance de l’économie, de l’argent, de la propriété et des places de pouvoirs que cette dernière confère. Depuis, absolument rien n’a changé, ces dominos sont toujours en place et rien ne les a encore fait tomber, voire vaciller.

Les grecs n’ont rien inventé, ni la politique ni la démocratie. Ils n’ont fait que fignoler, ajuster, réordonner ce qui existait déjà dans les cités orientales. Croire que la naissance de cette pseudoscience nommée philosophie a changé la donne, transformant de façon plus ou moins radicale les fondamentaux qui assurent le bon fonctionnement des diverses formes de société que l’humanité a connu est un leurre, une cruelle méprise. La philosophie permet uniquement de faire évoluer les mœurs, les mentalités, parfois dans le bon sens, celui qui mène à l’émancipation de l’individu face au conditionnement dont il a été sujet au préalable, mais la philosophie peut aussi nous induire en erreur, nous faire régresser ou nous amener à croire des choses que l’avenir contredira par des faits. La philosophie étant une manière d’être, de penser et, en conséquence, d’agir conformément à ses convictions lorsque cela est possible, je classe les religions dans ce même registre. Une religion est une philosophie en ce sens qu’elle se pose des questions existentielles, y apporte des réponses et demande à ses adeptes de se comporter en conséquence. La psychanalyse, bien que cette autre pseudoscience ne repose pas sur des questions existentielles, participe de cette même logique. Il y a des dogmes, des fondamentaux qui sont autant de dominos propices à se casser la gueule et, là aussi, la caste qui la compose n’a ni le choix du comportement ni le choix de l’interprétation face au patient.

Voilà ce que nous sommes, nous humains, des êtres qui, une fois conditionné dans l’enfance par une idéologie, des dogmes, des règles morales, ne savons pas ou avons beaucoup de mal à les remettre en cause, à faire tomber les dominos et, plus encore, à en créer d’autres. L’esprit n’est libre que s’il ne se plie à aucune exigence, aucun dogme, aucune idéologie. Cela n’implique pas que nous n’ayons aucune préférence pour certaines formes de pensées, mais simplement nous les choisissons en connaissance de cause, sachant qu’il n’est pas une seule forme de pensée qui aurait des fondations plus solides que d’autres. Les idéologies nazis, fascistes, communistes, capitalistes et les idéologies religieuses ont toutes des fondations solides, défendables, qui peuvent être justifiées. Effectivement, puisque nul ne peut expliquer le mystère de la vie, le mystère de la mort, le pourquoi de ces réalités, et que notre espèce vit en communauté, alors on peut tout imaginer sur le comment du vivre ensemble.


(28 octobre 2014)

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