jeudi 30 juillet 2015

Yves Bonnefoy, "Les planches courbes" I

30 juillet 2015


Yves Bonnefoy, né à Tours (Indre-et-Loire) le 24 juin 1923, est un poète, critique et traducteur français.


LA PLUIE D’ÉTÉ

Mais le plus cher mais non
Le moins cruel
De tous nos souvenirs, la pluie d'été
Soudaine, brève.

Nous allions, et c'était
Dans une autre monde,
Nos bouches s'enivraient
De l'odeur de l'herbe.

Terre,
L'étoffe de la pluie se plaquait sur toi.
C'était comme le sein
Qu'eût rêvé un peintre.

(Yves Bonnefoy, « Les planches courbes »)


Pour qu'un souvenir nous soit si précieux, il faut qu'il soit lointain, très lointain. Oui, le récent, le présent, ne nous offre pas le recul nécessaire pour voir le beau, le merveilleux, alors même que nous le vivons. Peut-être faut-il être très âgé ou très malade pour prendre dans toute son ampleur le moment vécu, en temps et en heure,  appréciant alors à sa juste mesure son délice ou son supplice.
Ce poème est un tableau parfait, illustrant merveilleusement bien l'unité que chacun recherche, soit avec une âme sœur, soit avec la nature, soit avec l'animal. Il nous dit combien nous ne pouvons échapper à notre condition, celle d'être des êtres de la terre avant toute chose, avant même l'invention de la roue, de la poudre ou de la monnaie. Combien ai-je gardé de souvenirs de cette trempe, aussi complets, aussi parfaits qu'ils ne seraient même plus à revivre, mais juste à se remémorer pour le seul plaisir de se dire : non,tu n'as pas tout loupé, tu ne t'es pas toujours trompé, tu as également vécu des moments de grâces, moments sans grandiloquence, sans feux d'artifices, mais si intenses néanmoins, qu'aujourd'hui encore leur place est réservée dans ton cœur.


HIER, L'INACHEVABLE

Notre vie, ces chemins
Qui nous appellent
Dans la fraîcheur des prés
Où de l'eau brille.

Au faîte des arbres
Nous en voyons errer
Son autre terre.

Ils vont, leurs mains sont pleines
D'une poussière d'or,
Ils entrouvrent leurs mains
Et la nuit tombe.

(Yves Bonnefoy, « Les planches courbes »)


Oui, que de chemins propose la vie, que de possible dans cette dernière, du meilleur au pire, du plus glacial, intransigeant, au plus chaleureux, enivrant. Les trottoirs de nos villes sont ces immenses forêts où, entre deux lampadaires, deux feux rouges, le chemin se dessine. Libre à nous de l'emprunter ou non, de faire un détour ou pas, de brûler une voiture parce que sa présence ne nous plaît pas dans le décors de notre paysage. De moins en moins les chemins nous appellent dans la fraîcheur des prés où de l'eau brille. Oui, car de plus en plus nous devenons des citadins, des cosmopolites, ignorant même la simple existence des chemins que la nature dessine, tant nous sommes accaparés par la création, le modelage, de notre village planétaire. Béton, bitume, acier, voici nos matériaux, ceux qui n'existent pas à l'état naturel, mais voulant dominer la nature, ne rien lui devoir car nous ne supportons pas d'être sous son joug, d'être dépendant d'elle de A à Z, nous utilisons des subterfuges pour nous faire croire à nous-mêmes que nous maîtrisons notre condition et notre environnement. Cependant, lorsque l'espèce humaine se sera éteinte, la nature, elle, sera toujours à l’œuvre, ouvrant l'espace à d'autres espèces, la nature n'ayant qu'un seul souhait, celui de faire perdurer ce qu'elle est, autrement dit la vie.



UNE PIERRE

Nos ombres devant nous, sur le chemin,
Avaient couleur, par la grâce de l'herbe,
Elles eurent rebond, contre des pierres

Et des ombres d'oiseaux les effleuraient
En criant, ou bien s'attardaient, là où nos fronts
Se penchaient l'un vers l'autre, se touchant presque
Du fait de mots que nous voulions nous dire.

(Yves Bonnefoy, « Les planches courbes »)

Ce poème, je l'aurai intitulé « Rencontre » ou « Contemplation ». N'est-ce pas ainsi que cela se passe généralement, lorsque justement nous nous rencontrons pour la première ou deuxième fois ? Des mots, nous en avons tout un stock et ne souhaitons qu'une chose,  les sortir, comme si nous avions le besoin irrépressible de nous confier avec l'espoir d'être ensuite compris, accepté, aimé. Mais parce que nous ne sortons pas nos mots, et encore moins nos maux, c'est bien une ombre que nous présentons à l'autre, et s'il n'est pas un relief lors de notre marche pour lui donner un semblant de consistance, c'est alors uniquement l'inconnu que nous sommes capable d'offrir. Certains s'en accommoderont, d'autres pas, tout dépendra jusqu'où nos fronts se seront penchés l'un vers l'autre.



UNE PIERRE

Il se souvient
De quand deux mains terrestres attiraient
Sa tête, la pressait
Sur des genoux de chaleur éternelle.

Étale le désir ces jours, parmi ses rêves,
Silencieux le peu de houle de sa vie,
Les doigts illuminés gardaient clos ses yeux.

Mais le soleil du soir, la barque des morts,
Touchait la vitre, et demandait rivage.

(Yves Bonnefoy, « Les planches courbes »)

Est-ce l'heure du coucher, de l'oubli, du souvenir qu'il faut faire taire ? Nous ne sommes plus dans la mélancolie à travers ce poème,mais bel et bien dans la nostalgie. Où sont passés ces genoux de chaleur éternelle ? Comment ne pas éprouver le manque lorsque l'on a été pris, enlacé, attiré, happé, par deux mains qui, visiblement, auraient soulagé  les pires des migraines les plus lourdes, les plus denses. De même, si cet homme semble vivre comme un solitaire, n'ayant pas beaucoup de vie sociale, insistant pour garder clos ses yeux afin de mieux voir la lumière qui inonde son souvenir, oui, cet homme doit être un malheureux. Cependant, parce que le cours quotidien de la vie, sa vitesse effrénée,  ne laisse que peu de temps pour s'attarder sur des regrets, apprendre à les gérer, jusqu'à ce que le regret disparaisse, il faut donc à cet homme quitter sa tristesse car demain et ses obligations l'attendent, la barque des morts n'attendant que son signal.

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