dimanche 26 juillet 2015

Cioran, "De l'inconvénient d'être né" IV

26 juillet 2015


« Réfléchir à ceux qui n'en ont plus pour longtemps, qui savent que tout est aboli en eux, sauf le temps où se déroule la pensée de leur fin. S'adresser à ce temps-là. Écrire pour des gladiateurs... » (Cioran, « De l'inconvénient d'être né »)

Je ne sais si me mourant est un gladiateur, dans le sens où il a encore la force de se battre, mais il est un vétéran, presque un monument, comme si sa vie s'était faite statue, statue qu'il incarne par la décomposition même de son corps. Oui, c'est à eux surtout que je m'adresse dans mes dialogues imaginaires, bien plus qu'au personne pour lesquelles loin est le temps,à priori, où la pensée de leur fin sera leur quotidien, qu'il le souhaite ou non, au moins un temps dans la journée. C'est la raison pour laquelle, pour qui ne peut se faire à cet état de fait, il lui faut être actif, plonger et noyer son esprit dans l'action afin d'échapper à cette seule pensée possible arrivé à un certain stade de sa vie. Cependant, même écrire pour des gladiateurs, quelle utilité au final ? Le combat, ils ne peuvent y échapper. Ils sortiront peut-être victorieux une fois, deux fois, mais inéluctablement ils seront un jour face à leur maître. Pour tout ce qui existe, de l'étoile à l'humain, des galaxies au bactéries, le maître est la mort toujours. C'est lui qui programme déjà à l'avance notre temps de vie, à quelques mois ou années près, temps de vie qui varie selon les aléas de l'environnement, de la comète qui s'effondre, s'écrasant en une immense explosion sur telle ou telle planète, jusqu'à la cellule qui, on ne sait encore pourquoi, se détraque, devenant cancéreuse par exemple, mettant ainsi péril le temps pré-programmé, qui nous était impartit par notre corps, lui-même parfaite expression de notre mort en cours, déjà à l'état de fœtus.

« Rien ne mérite d'être défait, sans doute parce que rien ne méritait d'être fait. Ainsi on se détache de tout, de l'originel autant que de l'ultime, de l'avènement comme de l'effondrement. » (Cioran, « De l'inconvénient d'être né »)

Là, un état délicat à atteindre, voire impossible à concevoir pour la plupart, tant il faut avoir mis en cause des choses et des choses pour entrevoir, sinon percevoir dans le meilleur des cas, que tout est vain, car le plus souvent infondé, même si cela ne signifie pas que tout est futile pour autant, ou sans intérêt. Mais faire ou défaire ne change rien à notre sort final, strictement rien, sinon, pour ceux et celles qui pense le contraire, se convaincant à tout prix que l'existence sert à quelque chose. D'ailleurs, peut-être sert-elle à quelque chose, quelque chose qui nous dépasse forcément puisque personne n'y a encore trouvé de sens. Ainsi, il arrive un moment où l'avènement ou l'effondrement ne provoque plus rien en nous, ou tout au moins de moins en moins de tumulte, où les valeurs n'ont plus de sens, de consistance, de la plus belle des valeurs à la plus exécrable. Pour ma part je suis à un point où nul naissance, nul événement dit « heureux », ne serait-ce que l'obtention d'un diplôme ou la rencontre par un tiers de son être aimé, me laisse indifférent. Plus d'extase, pas de joie excessive, tout cela est de l'éphémère, y compris ce qui est ressenti par les personnes concernées, car tôt ou trad, elles finiront par oublier ce qu'elles ont éprouvé dans ces moments-là. De même, face à l’exécrable,  le détestable, l'abominable, je deviens également de plus en plus de marbre. Les injustices, parfois les atrocités, la sauvagerie, la barbarie, je les vois comme vous, en entends parler, mais mon esprit ne s'y attarde plus, ne prends plus au sérieux, dans le sens grave, de gravité, toutes ces choses-là. A droite on enlève des jeunes filles par centaines pour les revendre, à gauche on fait exploser des rames de métro ou des avions, au milieu on laisse sur le carreau des milliards de gens qui n'ont pas de quoi vivre décemment, on a même inventé un seuil de pauvreté pour faire croire que l'on prenait cette injustice en cause, de doux chiffres et une douce courbe statistique pour faire passer la pilule, pour ne pas faire culpabiliser ceux qui ne sont pas dans cette situation. Oui, nous sommes bel et bien abject, ou bête, je ne sais pas, peut-être les deux. Enfin, concernant l'effondrement auquel Cioran fait allusion, même de mon sort physique je me détache de plus en plus. Oui, j'ai bien compris maintenant, intégré, assimilé, que ma mort c'est lui. Ainsi, que j'en prenne soin ou non, de même si l'on m'agresse, j'accepte à l'avance qu'il souffre encore, qu'il dépérisse encore un peu plus, peut importe la cause, externe ou interne. Retarder le dernier moment de vie n'est pas mon créneau, vous l'aurez compris. Le précipiter ne l'est pas non plus, sinon je me serai déjà suicidé. Donc je continue mon petit bonhomme de chemin, sans plus chercher du tout où il me mènera, sans plus lui chercher de direction ou d'objectif à atteindre, me laissant uniquement glisser dans les pas de ma compagne, là où la trajectoire qui lui est propre la mène. Je suis comme son mouton et il m'importe peu d'être un mouton ou non tant que je vis paisiblement ma fin.


« Il est des moments où, si éloignés que nous soyons de toute foi, nous ne concevons que Dieu comme interlocuteur. Nous adresser à quelqu'un d'autre nous semble une impossibilité ou une folie. La solitude, à son stade extrême, exige une forme de conversation, extrême elle aussi. » (Cioran, « De l'inconvénient d'être né »)

Cette citation me rappelle l'ouverture de mon blog, en septembre dernier, où j'étais dans une phase où je cherchai à apprivoiser la mort, l'idée de mourir, l'idée de ma mort, dans ce type de solitude intérieure. Certes, mon interlocuteur imaginaire n'était pas Dieu, puisque je ne crois en aucun dieu, mais j'ai écrit dans cette esprit-là toutes les « lettres à l'inconnue » qui figure dans la catégorie qui lui est dédié. Oui, il est des moments où nous sommes tellement dans l'ahurissement, l'ébahissement, face à ce qui nous arrive ou nous traverse, sachant que nous sommes parfaitement incapable de faire comprendre à qui que ce soit le chamboulement, le bouleversement, le tremblement de terre, qui nous traverse. Alors, afin d'extérioriser pour mieux apprivoiser, dompter, voire comprendre exactement ce qui se produit, nous nous adressons à l'au-delà, un au-delà qui, nous le savons, ne portera aucun jugement, strictement aucun, sur notre questionnement ou sur notre état des lieux. Oui, lorsque l'on s'expose, savoir que l'on ne sera pas jugé est salvateur, source de délivrance, presque de joie.

« Le même sentiment d'inappartenance, de jeu inutile, où que j'aille : je feins de m'intéresser à ce qui ne m'importe guère, je me trémousse par automatisme ou par charité, sans jamais être dans le coup, sans jamais être quelque part. Ce qui m'attire est ailleurs, et cet ailleurs je ne sais ce qu'il est. »
(Cioran, « De l'inconvénient d'être né »)

En deux ans, moment de l'annonce de mon cancer et aujourd'hui, voilà où j'en suis arrivé, exactement à ce qui est décrit dans cette citation. Simplement, à l'heure d'aujourd'hui, je sais quel est cet ailleurs qui m'attire. Il est ma fin, ni plus ni moins, que je ne cesse de m'imaginer en large et en travers. Ce n'est pas la mort que j'imagine, l'état de mort, sa condition, car là, j'avoue être en panne d’imagination. Non, c'est la ? Où cela se passera-t-il ? Qui y aura-t-il autour de moi ? Y aura-t-il m^me quelqu'un, car mon grand-père maternelle est mort seul dans une chambre d'hôpital, aucun proche autour de lui Moi, j'aimerai que Cynthia et ma fille prennent chacune l'une de mes mains jusqu'à mon dernier souffle. Oui, égoïstement, j'aurai l'impression de ne pas partir seul, d'emmener un peu d'elles dans ce néant dont je ne connais que le nom. De même, de manière plus ou moins consciente, de sentir leur main dans les miennes me donnera certainement l'impression que j'ai encore du temps devant moi, que l'adieu n'est pas pour tout de suite. Quoi qu'il en soit, il est vrai que plus ça va et plus je feins de m'intéresser à des choses dont je n'ai, finalement, plus rien à foutre. Seules m'intéressent aujourd'hui les choses et les êtres qui m'apportent un semblant d'épanouissement, de contentement, voire, dans les cas les plus exceptionnels, du plaisir.Aussi, comme il est bien peu de chose qui m'intéresse encore vraiment, c'est aussi l'une des raisons pour laquelle je ne cherche plus du tout à nouer de nouvelles relations. Effectivement, je sais que si cela advenait, tôt ou tard, je serai obligé de feindre là encore, d'être hypocrite, disons le mot, et je ne peux me concevoir ainsi. Même si je sais désormais qu'aucune valeur ne tient la route, que toutes, sans exception, sont démontables, niables, il n'en reste pas moins que j'en ai gardé à mon compte et, bien que cela soit sot et inutile, car ne changeant pas la face du monde ni la nature humaine, je veux m'employer à agir en fonction d'elles, tant que cela me sera possible. L'honnêteté est la première des valeurs dans mon tableau. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faut tout dire, mais par contre cela implique qu'il ne faut pas mentir. Démerdez-vous comme vous voulez, mais ne me mentez jamais, car si je le découvre, il en sera immédiatement fini de notre relation. L'hypocrite étant un menteur, vous comprendrez alors que je me vis très mal dès que je dois feindre de m'intéresser à quelque chose dont je n'ai que faire.


« Si détrompé qu'on soit, il est impossible de vivre sans aucun espoir. On en garde toujours un, à son insu, et cet espoir inconscient compense tous les autres, explicites, qu'on a rejetés ou épuisés. » (Cioran, « De l'inconvénient d'être né »)

Je ne peux qu'abdiquer face à cette affirmation. Bien sûr qu'en moi j'ai le secret espoir de durer encore longtemps. J'ai cet espoir, je le sais, uniquement parce que j'ai autour de moi des êtres chers que j'ai envie de continuer à côtoyer. Si ces êtres n'étaient pas là ou, par je ne sais quelle malchance, ils venaient à disparaître du jour au lendemain, peut-être qu’inconsciemment un autre type d'espoir m'habiterait, mais plus celui de durer.

« La curiosité de mesurer ses progrès dans la déchéance, est la seule raison qu'on a d'avancer en âge. On se croyait arrivé à la limite, on pensait que l'horizon était à jamais bouché, on se lamentait, on se laissait aller au découragement. Et puis on s'aperçoit qu'on peut tomber plus bas encore, qu'il y a du nouveau, que tout espoir n'est pas perdu, qu'il est possible de s'enfoncer un peu plus et d'écarter ainsi le danger de se figer, de se scléroser... » (Cioran, « De l'inconvénient d'être né »)

A peu de chose près, je me reconnaît dans ces lignes à travers mon cancer. Certes, avant l'annonce de ce dernier, je n'avais certes pas la curiosité de mesurer mes progrès dans la déchéance puisque qu'à l'époque, j'avais surtout la curiosité de savoir si l'entreprise que je voulais créer me permettrait, financièrement, d'en vivre. Puis il y eut l'annonce du cancer et, dès ma première chimiothérapie, j'étais en mode automatique sur l'évolution de ma déchéance, voulant croire que les médecins arriveraient à enrayer ma maladie. Cet état d'esprit dura jusqu'à mon opération du poumon, ce charcutage de mon corps, où là je me crûs sauvé d'affaire. Mais virent les examens de contrôles un ou deux mois plus tard et, là, on découvrait une nouvelle métastase dans mon cerveau. D'un coup je suis tombé par-dessus les rempart de mon château en Espagne. C'est alors que j'ai commencé à penser, et pense encore, que l'horizon était à jamais bouché, que je ne pourrai pas aller bien loin dans le temps. Puis l'on a découvert plus tard une troisième puis une quatrième métastases. Depuis je ne peux que constater qu'il est vrai que l'on peut continuer à s'enfoncer inexorablement dans la maladie, mais néanmoins continuer à vivre, et bien plus longtemps que je ne le pensais naguère. Ainsi, depuis, c'est en toute conscience, comme je l'ai dit précédemment, que j'entretiens l'espoir de durer encore et encore. Dans quelles conditions ? Ce sera la surprise.

« Je ne connais personne de plus inutile et de plus inutilisable que moi. C'est là une donnée que je devrais accepter tout simplement, sans en tirer la moindre fierté. Tant qu'il n'en sera pas ainsi, la conscience de mon inutilité ne me servira à rien. » (Cioran, « De l'inconvénient d'être né »)

1 commentaire:

  1. Qu'est ce qu'être sage? J'avoue que je ne sais pas. Quand j'avais 20 ans, je pensais que je bâtirais un monde meilleur; à bientôt 70 ans, je crois que c'était une belle utopie; Est-ce cela la sagesse? N'avoir aucune certitude, savoir qu'on ne détient pas la vérité, être tolérant? je n'en sais rien, j'envie des "vieux" avec encore plein de passion
    En lisant votre texte, je pense à Aragon quand il écrit
    "un jour tu passes la frontière
    D'où viens-tu mais où vas-tu donc
    Demain qu'importe et qu'importe hier
    Le cœur change avec le chardon
    Tout est sans rime ni pardon"

    Quant à Cynthia, je comprends son désarroi. C'est toujours angoissant de partir à l'inconnu et c'est vrai, la Bretagne est si jolie. Elle s'adaptera car elle est jeune

    Zazou a publié un nouveau recueil de poèmes, à voir sur son blog

    Quant à moi qui n'aime pas me confier, nous serons, mon mari et moi pour la 8ème fois grand père et grand mère en septembre chez un de notre fils; ça n'est peut-être pas la définition de la sagesse mais sûrement la définition d'un grand bonheur
    Bonne virée à Saint-Malo
    Gros bisous à tous les deux
    Mamy

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