samedi 11 juillet 2015

Autour de la poésie portugaise - Miguel Torga

11 juillet 2015


DIES IRAE

On a envie de chanter, mais nul ne chante.
On a envie de pleurer, mais nul ne pleure.
Un fantôme lève
La main de la peur sur notre vie.

On a envie de crier, mais nul ne crie.
On a envie de fuir, mais nul ne fuit.
Un fantôme borne
Tout l'avenir au seul aujourd'hui.

On a envie de mourir, mais nul ne meurt.
On a envie de tuer, mais nul ne tue.
Un fantôme parcourt
Les tumultes où l'âme se précipite.

Ah ! Malédiction du temps où nous vivons,
Sépulture de grilles ciselées,
Qui laissent voir la vie que nous n'avons pas
Et nos angoisses figées !

(Miguel Torga, poète portugais, 1907-1995)

N'est-ce pas là, bien mieux que les livres politiques, économiques, sociologiques, un expression parfaite de nos régulières désillusions, voire de notre désillusion la plus complète, la plus totale, lorsque nous faisons le bilan de notre vie ? Seuls les nantis, donc les plus rares, peuvent éventuellement envisager la chose autrement, mais encore faut-il qu'en leur cœur ils n'aient pas souffert, ce qui n'est pas dit, car même entre eux, entre rapaces, ils ne savent s'épargner. L'appât du gain qui rime avec l'appât du pouvoir, deux sœurs siamoises, est cette maladie nauséabonde qui mène le monde. Beaucoup savent que jamais ils n'atteindront cet objectif, que leur vie ne sera, comparativement, que misérable et ceux-là, les premiers, seront condamnés à vivre derrière la sépulture de grilles ciselées. Plus d'une fois certains auront eu envie de tuer, de brûler par l'essence tous les symboles de ce monde qui leur est inaccessible, non parce qu'il est inatteignable, mais parce que ceux qui le possède ne veulent pas le partager. La naissance des premiers empires a engendré la création de la misère. Oui, auparavant cette dernière n'existait pas. Mais dés lors que nous sommes devenus trop nombreux à habiter en un même endroit, déjà on commençait à ne plus se connaître l'un l'autre, déjà on commençait à s'ignorer, et la politesse n'est qu'un lointain vestige des rapports entretenus entre les uns et les autres dans les premiers villages, alors que tous se connaissaient et qu'ils ne laissaient personne mourir de faim. Oui, l'époque des premières sédentarisations de notre espèce est peut-être le seul moment bénit de l'humanité. Mais les villages sont devenus avec le temps des cités, devenant ainsi insidieusement un peu plus inhumaine, avec un peu plus d'injustice. Puis des associations de cités formèrent des états, des pays, où le lien fraternel entre la population et le pouvoir fût coupé, et depuis nous n'avons cessé d'élargir ce fossé, essentiellement à cause du nombre d'êtres que nous sommes. Lorsque l'on pense que quelque milliers d'Homo-Sapiens, nos ancêtres donc, ont engendré plus de six milliards d'habitants, il y a de quoi donner le vertige, se dire qu'il y a une anomalie dans le décors terrestre.

Voilà où un poème qui traite, entre autre, de notre misère, m’entraîne, me fait divaguer, me fait errer. Dans l'absurde, c'est bien de cela qu'il s'agit, non seulement l'absurdité de notre importance en nombre dans le règne du vivant, mais également et surtout l'absurdité de notre condition au sein de notre propre famille, l'humanité. D'ailleurs, ce terme « famille » est complètement galvaudé dans ce contexte tant, chacun le sait, nous n'en avons strictement rien à foutre de tous ceux et celles que nous ne connaissons pas, qui qu'ils soient, quoi qu'ils vivent ou endurent. Dans l'absolu, la réflexion poussé à son ultime raisonnement nous signale clairement que nous sommes tous des salopards. Cependant, à la décharge de l'individu, il nous est matériellement impossible de nous occuper de tout le monde, le temps est trop court et la tâche bien trop lourde. Néanmoins, nous avons tous deux choix qui se présentent à nous. Celui de laisser faire, de laisser monter la spirale de l'injustice, ou celui de remettre en cause les privilèges qui instaurent de fait l'injustice. Là aussi, dans l'absolu, le raisonnement poussé à son extrême indique clairement que l'immense majorité d'entre nous sommes des lâches, non disposés à céder les quelques privilèges que nous avons, quand bien même nos vies ne sont que succession d'emmerdes, plutôt que de partager avec ceux qui ont moins, voire rien du tout. Moi, je l'admet volontiers à présent, je suis non seulement un salopard, mais également un lâche, un fainéant qui ne veut plus bouger son cul pour qui que ce soit, même plus pour moi-même.


LIVRE D'HEURES

Ici, devant moi,
Moi, pécheur, je me confesse
Être tel que je suis,
Je me confesse bon et mauvais
Tenant la barre du navire
Dans cette dérive où je vais.

Je me confesse
Possédé
Des vertus théologales,
Qui sont trois,
Et des péchés mortels
Qui sont sept,
Quand la terre ne rappelle pas
Qu'ils sont davantage.

Je me confesse
Être le maître  de mes heures
Avec un couteau aveugle et rageur
Et des tendresses lucides et douces.
Être aussi de quelque manière
Les bonnes et mauvaises fortunes
Du même tout.

Je me confesse être le marais
Et la lune se mirant en elle.
Avoir été la corde de l'arc
Qui tire des flèches au-dessus
Et au-dessous de mon corps.

Je me confesse être tout
Ce qui peut naître en moi.
Avoir des racines dans le sol
De cette mienne condition.
Je me confesse relever d'Abel et Caïn.

Je me confesse être Homme.
Être un ange tombé
De ce ciel que Dieu gouverne ;
Être un monstre sorti
Du tréfonds de la caverne.

Je me confesse être moi-même.
Moi, tel que je suis venu
Pour dire que je suis moi,
Ici, face à moi-même !

(Miguel Torga, poète portugais, 1907-1995)

Ce poème n'est-il pas une belle affirmation de soi, de l'être que l'on est indépendamment de ses propres désirs ou des souhaits d'autrui ? Il est l'un de mes poèmes préféré, même si je ne sais jamais trop où il m'entraîne. Je le sens brutal tant il est affirmatif, convaincu, convaincant, près à en découdre avec quiconque envisagerait une autre perspective des choses. Oui, malgré moi, je me confesse également relever d'Abel et Caïn, du Moïse et du Christ, de Mahomet et du Bouddha, bref, de toutes ces histoires dans lesquelles j'ai baigné, grandi, et qui, bien malgré moi, m'ont imprégné de leurs valeurs, que je sois pour ou contre ces dernières. Oui, je ne me suis pas construit en pensant aux fourmis, aux fougères ou au maïs. Ce que je pense, en bien ou en mal, n'est que la conséquence de mon savoir, un savoir forcément limité et , ce, pour qui que ce soit. C'est pourquoi je méprise tous ceux et celles qui prétendent savoir. Personne ne détient tout le savoir, tout au plus quelques bribes qui nous font oublier à quel point notre ignorance est monstrueuse.

Ce poète dit qu'il est ici, face à lui-même, pour dire qu'il est lui. Pour ma part, je le dis également face à vous, directement et sans détours, votre réaction ne m'important plus. Au pire nous partirons chacun de notre côté, au mieux nous ferons un bout de route ensemble.


REQUIEM POUR MOI

La fin approche.
Et je suis triste de finir ainsi,
Ruine humaine,
Et non nature consumée.
Invalide de corps
Et l'âme percluse.
Mort en tous mes organes et mes sens.
Long fût le chemin et démesurés
Les songes que j'y ai faits.
Mais nul ne vit
Contre les lois du destin.
Et le destin n'a pas voulu
Que je m'accomplisse comme j'ai lutté,
Que je tombe debout, dans un défi.
Heureux fleuve qui part dans la mer
Se jeter,
Et, en un large océan, éterniser
Sa splendeur torrentielle de fleuve.

(Miguel Torga, poète portugais, 1907-1995)

La vieillesse, se sentir partir, se sentir diminuer jour après jours, que dois-je penser de cette expérience que je ne connais pas, ou que très partiellement ? C'est là-aussi un stade pour commencer à faire le bilan, mais contrairement aux bilans que l'on peut faire lorsque que l'on a vingt, trente ou quarante ans, la santé n'est plus là, la forme est de moins en moins résistante, et il est bien des projets que nous ne pouvons plus faire en conséquence. Oui, qu'éprouve celui ou celle qui a bataillé toute sa vie, que ce soit au travail ou en s'occupant de sa famille, et qui, un beau jour, découvre, réalise, que tout cela est fini, non parce que l'on ne veut plus batailler, faire des choses, mais tout simplement parce que notre corps ne suit plus, ne peut plus. Du coup je pense à ma belle-mère, car depuis que la maladie s'est emparée d'elle et du fait de son âge avancé, à quoi lui sert son corps à présent, si ce n'est à la maintenir vivante en ne lui permettant néanmoins pas d'avoir une vie. Quel projet peut-elle avoir à présent, elle qui ne peut même plus se déplacer dix mètres ? Regarder la télé ? Lire ? Et après, est-ce que cela suffira à combler la perte de sa motricité, se sentira-t-elle pour autant utile aux autres, à commencer à ses proches ? Je suis plus d'avis qu'elle se vit comme un handicap pour son entourage, une empêcheuse de tourner en rond malgré elle. Cynthia vient de passer quelques jours avec elle et j'ai constaté comment la situation de ses parents l'avait laminé. Aussi, car ce jour viendra tôt ou tard, lorsque je serai dans la situation de sa mère, il est clair que je quitterai Cynthia, que je quitterai tout le monde d'ailleurs, pour aller crever peinard dans un hospice pour mourant. Oui, il est hors de question que j'ai autour de moi des gens qui se lamentent ou qui stressent du fait de mon état. Se sentir partir, peu importe la cause, est déjà une déception en soi à vivre, à porter en soi-même chaque jour. Aussi, je n'ai nul besoin de m'encombrer de la déception des autres, de les porter en plus de celle qui m'est propre, même si leurs déceptions peuvent parfaitement être compréhensibles et légitimes. Mais en attendant, c'est nous qui partons, ce n'est pas eux, et affectivement, dans ce qu'il faut endurer ou non, je place les méandres de mon cœur en priorité.

Pour moi aussi, comme pour ce poète à son époque, la fin approche, mais je ne suis pas sûr d'être, comme lui, triste de finir ainsi. Peut-être suis-je parfois amer, cela oui, d'éventuellement partir si tôt. Je pensais connaître la soixantaine et je ne sais même pas si j’entreverrai la cinquantaine. Peu importe, pour l'instant je suis là, de suite, maintenant, épiloguant pour rien si ce n'est pour m'occuper, n'ayant plus de message à faire passer tant j'ai conscience que tout n'est que chimères, illusions d'un temps, pour un temps donné, tout repartant au néant, tôt ou tard, tant nos peines que nos joies, tant ce que nous avons engendré, enfants ou compte en banque que fusées spatiales. Et dire que, comme vous, j'ai pris tout cela au sérieux tant d'années, tant de décennies, c'est avoir été fou ou stupide. Oui, vivement que tout cela se termine, je me suis trop fatigué pour rien, ai cherché trop de raison pour aller à droite ou gauche, pesant des pour et des contre, alors qu'il n'y a nul part où aller enfin de compte, là encore une illusion, la seule destination étant notre mort qui se contrefout de nos tergiversations.

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