vendredi 29 mai 2015

Si je devais écrire à ma fille

29 mai 2015


Je pensais faire une lettre à ma fille, lui écrire ce qui me passe par la tête lorsque je la pense, lorsque je l'éprouve, mais sans la certitude de la faire ni de le lui faire lire cet écrit s'il doit, un jour, peut-être ce soir, prendre le jour. Oui, je ne saurai par quoi commencer, ne sachant plus où est l’essentiel, perdu que je suis parfois entre hier, mes attentes, mes espoirs, mes désespoirs et mes colères d'alors, et aujourd'hui, depuis que la maladie est présente, me faisant relativiser tant et tant de chose.

Lui dire que je l'aime, avec ces termes-là, ces termes précis, bien sûr que je pourrai lui dire. Mais comme je l'ai déjà signalé naguère, en soi, cela ne signifierai rien pour moi, ne dirai pas clairement la chose, le lien, l'union et la séparation, séparation parce que nous ne sommes pas un, elle est elle et je suis moi, n'avons ni le même tempérament ni le même caractère, pas plus que nous avons les mêmes centres d'intérêts, en tout cas en ce moment. Comment voulez-vous que j'intéresse une gamine de treize ans à Cioran, Dostoïevski, et quelques autres de la même trempe ? Oui, j'aime beaucoup la littérature russe, surtout Dostoïevski dont je n'ai malheureusement pas lu tous les ouvrages. Mais les trois ou quatre que j'ai lu ont gravé dans ma mémoire et dans mon cœur un parfum que je n'ai retrouvé chez aucun autre auteur. Quelque part il me rappelle Cioran. Lui aussi, à travers ses romans tout du moins, n'est pas gai, peint l'âme de l'être, mais toujours sa facette sombre, parfois noire. Même la bonté qu'il peut décrire chez certains de ses personnages est quelque part pernicieuse, car dans ses romans le bien, le bon, peut mener également au mal, à la douleur, à la souffrance. Oui, de tout cela j'aimerai pouvoir m'en entretenir avec ma fille, mais elle n'est pas encore à l'âge de ces lectures, la maturité n'est pas suffisante, elle ne connaît pas assez le monde, notre espèce, son fonctionnement, ses travers et, pour quelques uns parmi nous, la foi en l'homme qui les anime.

Moi je n'ai plus foi en rien, du moins je le crois. Il ne reste que des choses ou des êtres que j'aime ou n'aime pas, que j'apprécie ou non, mais en aucun cas je n'ai la foi en ces derniers. Tout peut disparaître, la trahison est toujours du domaine du possible, ainsi que l'abandon, le délaissement, y compris de la part de nos plus proches. De toute façon, qui peut vraiment nous faire du mal hormis nos plus proches, hormis nos intimes ? Les autres, quoi qu'ils fassent ou non, ne sont que pacotilles, même pas une question subsidiaire dans le cours de nos vie. Pourtant, comme moi hier, combien de temps avons-nous perdu à nous attarder sur ces derniers dès lors que nous étions mécontent d'eux, insatisfaits, agacé ou énervé par ces derniers, des gens avec qui nous ne construisions rien la plupart du temps, ne partagions que peu de moment, le plus souvent des moments de détentes, détentes qui étaient sommes toutes que la seule raison d'être de ces relations. Même un ami, un véritable ami, qu'est-ce au juste ? C'est peut-être celui avec lequel nous passons nos meilleurs moments de détentes, des instants parfois euphoriques, merveilleux, un peu comme en famille lorsque dans cette dernière les rapports sont apaisés, sereins, non conflictuels.

Comment ma fille verra-t-elle tout cela plus tard, lorsqu'à son tour elle s'interrogera sur ce que signifie l'amour, l'amitié, l'empathie, la compassion, la colère, la vengeance, la haine et tout autre type de sentiment qui pourront la traverser ? Peut-être ne se posera-t-elle jamais la question, car nombreux sont ceux et celles qui ne s'embarrassent pas de tels questionnement. Ont-ils torts, ont-ils raison ? Pour la bonne marche du monde, pour s'approcher d'un semblant d'entente entre nous, oui, je pense qu'ils ont torts. A côté de cela, est-ce que le fait de s'interroger change, modifie nos actes en conséquence ? De ça je ne suis pas sûr. Théoriquement nous arrivons à une certaine forme de sagesse, de lucidité, oui, souvent, mais nous continuons à vivre de la même façon, gardant nos mêmes habitudes. Tout le monde sait que le cancer est une maladie de merde, tout le monde, sans exception. Mais si l'on n'est pas soi-même concerné, comme malade ou comme aidant, la majorité s'en fou au final. Qui donne pour la recherche ? Qui va comme bénévole dans des associations de luttes contre le cancer, soit pour aider les malades, soit pour aider, soutenir les familles ? Non, dès qu'un malheur ne nous touche pas personnellement, nous ne changeons rien à nos habitudes. Celui ou celle qui le fait est soit courageux, soit inconscient, je ne sais quel est le bon terme. Bien sûr, on ne peut s'occuper de toutes les causes mortelles ou sinistres qui sont dans notre environnement. Cependant, je dis et affirme que l'immense majorité d'entre nous ne s’occupe de rien. Le royaume du nombrilisme, en tout cas en France, voilà ce que je vois depuis près de cinquante ans, et je suis encore l'un de ces nombril, même si je m’efforce depuis peu à donner aux autres, à essayer de leur être utile, que ce soit avec mes mots ou par des actes matériels, tels des donations. Mais c'est la maladie, la préciosité de la vie dont elle m'a fait prendre conscience, qu'il s'agisse de la mienne ou celle d'autrui, qui ma ouvert les yeux. Qu'étais-je alors auparavant ? Un aveugle ? Un sot ? Un ignorant ? Un pauvre con. J'opte pour cette dernière hypothèse, oui, je n'étais qu'un pauvre con imbu de sa propre personne, de son seul destin, le reste du monde ne servant qu'à atteindre ou freiner mes objectifs. Oui, toute vie qui n'était pas la mienne ne pouvait que la remettre en cause, inévitablement, que j'en ai conscience ou non. Mais avais-je envie de remettre en cause quoi que ce soit ? Encore une fois, comme l'immense majorité d'entre nous, non.

Parce que je suis son père et que le cancer m'emportera sûrement, peut-être que ma fille s'engagera dans et pour cette cause. Mais il se peut tout aussi bien qu'elle n'en fasse rien, qu'elle éloigne d'elle toute cette histoire afin de vivre tranquillement dans la bulle qu'elle se fabriquera.

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