jeudi 28 mai 2015

Sérénité

28 mai 2015


Aujourd'hui je n'écrirai pas longtemps à priori, je rédigerai peu. Oui, je n'ai rien envie de faire ce matin, même pas de voir les gens passer, défiler devant moi. J'ai néanmoins appelé ma mère, histoire de la mettre au courant de l'évolution de mon cancer. Hier je n'avais appelé personne, strictement personne, car je n'avais pas envie d'en parler, de rassurer ou entendre épiloguer sur les bénéfices ou non des soins envisagés. Oui, hier je voulais avoir la paix en la matière et, hormis ma fille qui m'a téléphoné, que j'ai donc mis au courant, jetant ainsi un froid dans la conversation, instantanément dès que je lui ai annoncé que j'avais une nouvelle métastase, j'ai délaissé tous les autres, famille et ami. De même, aujourd'hui, je n'ai pas plus envie d'en parler, de converser là-dessus, je juge cela sans intérêt à présent, et le fait que les autres soient au courant en temps et en heure ne m'apporte plus rien. Hier je les informais en temps réel, cela me donnait l'impression de ne pas être seul, de ne pas me sentir complètement abandonné, je ne sais comment dire, nommer la chose. Mais je me suis aperçu qu'en retour j'avais leurs craintes, leurs inquiétudes à gérer, et là aussi je me retrouvais seul du coup, souvent en éprouvant de la culpabilité, un sentiment envers lequel ils ne pouvaient rien faire. J'étais donc déçu et, quelque part, leur en voulait de leur inquiétude qui me faisait culpabiliser. Comme dirait Emil Cioran, encore lui :

« Quand on s'est arrogé le monopole de la déception, on doit se faire violence pour reconnaître à quelqu'un d'autre le droit d'être déçu. » (Ébauches de vertige)

Oui, d'être malade, de savoir la mort sur le qui-vive, à l'affût de notre moindre faiblesse, nous plonge bien souvent dans la déception, en tout cas au début. Malgré nous, nous nous y enfermons, nous entrons en immersion dans ce no man land, ne comprenant souvent plus rien à ce qui nous arrive, à ce qui nous tombe sur la tête si subitement, soudainement, brusquement et brutalement. Alors oui, nous avons bien du mal à comprendre la déception des autres, à l'accepter surtout, car c'est quand même nous qui sommes en cause, c'est de notre mort qu'il s'agit, pas de la leur. Ce n'est qu'avec le temps que nous recommençons à ouvrir les yeux, une fois le choc passé, les soins passés et leurs effets secondaires, car tant que nous sommes dedans, immergé par la maladie et tout ce qui va avec, nous ne pouvons voir qu'elle, il n'y a pas d'autres horizon, strictement aucun, même vous n'êtes qu'ameublement, décors, à notre corps et esprit défendant, mais c'est bien ici au début, le temps de prendre l'habitude de vivre avec la maladie, de réapprendre à s'apprivoiser, de se reprendre en main. Certains, certaines font cela très rapidement. Moi il m'a fallu presque deux ans pour regarder enfin et à nouveau les autres, leurs états d'âme, leur affect, et à considérer ces derniers à leur juste mesure, leur juste valeur. Aujourd'hui j'accepte leur déception, mais je ne culpabilise plus, mais alors plus du tout. J'accepte leur inquiétude, mais je ne cherche plus à tout faire, à me mettre en quatre pour les rassurer, hormis ma fille que je rappellerai ce soir, histoire de lui faire voir que la vie continue, que ce n'est pas demain que la mienne s'achèvera, que nous aurons encore de beaux jours devant nous, des jours que nous passerons ensemble, peu importe à faire quoi, mais ensemble, comme des gens qui s'aiment.

Je ne peux résister à la tentation de vous faire découvrir une autre citation de Cioran, même si elle n'a pas de rapport avec ce qui précède :

« Tout acte de courage est le fait d'un déséquilibré. Les bêtes, normales par définition, sont toujours lâches, sauf quand elles se savent plus fortes, ce qui est la lâcheté même. » (Ébauches de vertige)

Je pense que nous sommes des bêtes, parfaitement normales par définition, et que ce sont les lâches, autrement dit les nantis, qui dirigent notre monde. Je n'ai plus aucun respect pour eux, sauf peut-être pour les philanthropes, tel Bil Gates, qui redistribue un peu leur richesse. L'argent, la propriété, la richesse pourri l'homme, que celui-ci en manque ou qu'il en ait trop. Il nous dénature, quelque soit la forme de notre comportement ou de notre pensée en conséquence. Échanger n'est pas du tout pareil qu’acheter, la relation à l'autre est différente, beaucoup plus saine selon moi. Comme l' a écrit Rousseau, le premier homme qui a planté quatre piliers, les a relié par un fil, puis a affirmé que ce champs était le sien, celui-là a inventé la propriété et tout le bordel qui va avec. Les autres l'on laissé faire, comme si cela allait de soi, exactement comme nous-mêmes laissons faire tous les nantis de notre monde. Nous sommes aussi cons que ces premiers hommes, à ne pas en douter, ou aussi lâches selon les termes de Cioran.

Cette autre formule de Cioran me fait penser au cancer, ou plus exactement à l'état d'esprit qui est souvent le mien dès que l'on vient m'aborder, alors que je ne demande rien, sur ma maladie, et à tous les conseils ou soucis que l'autre me prodigue :

« C'est commettre une effraction qu'envoyer un livre à quelqu'un, c'est un viol de domicile. C'est empiéter sur sa solitude, sur ce qu'il a de plus sacré, c'est l'obliger à se désister de lui-même pour penser à vos pensées. » (Ébauches de vertige)

Oui, lorsque je pense à mon cancer, à mon état, que je veux me plonger dans cette réflexion, je ne supporte pas d'être dérangé. Je veux pleinement m'imbiber de tout ce que j'éprouve alors, car c'est surtout de cela qu'il s'agit, de sensations, d'émotions, voire de sentiments, et parfois j'aime y plonger comme l'on s'enfonce dans l'eau d'une piscine, en apnée. Le reste du temps, c'est le moment présent que je veux vivre et, là aussi, pleinement. Donc je parle de moins en moins de mon cancer et, je le pense, arrivera un jour où je ne parlerai plus du tout dessus. Certes, j'écris dessus, mais écrire est complètement différent que de parler. Écrire, même si cela peut s'adresser à l'autre, n'en demeure pas moins un acte individuel, personnel, impartageable en tant que tel. Nous sommes seuls avec nous-mêmes au moment où nous alignons nos mots et libre à nous d'y apposer ce que nous voulons, comme nous le voulons, puis de le faire lire ou non. Nous n'avons personne à prendre en considération si tel est notre souhait, contrairement à la parole, au dialogue, à l'échange, même lorsqu'il s'agit de monologue. Là, nous ne pouvons que prendre l'autre en compte et, quelque part, il est souvent une entrave à tout ce que nous voudrions exprimer, malgré lui et malgré nous le plus souvent, mais c'est ainsi.

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