dimanche 31 mai 2015

Emil Cioran, « Ébauches de vertige » III

31 mai 2015


« Chez presque tous les penseurs, on peut noter le besoin de croire,aux sujets dont ils traitent, ils s'y identifient même jusqu'à un certain point. Ce besoin, condamnable en théorie, se révèle néanmoins une bénédiction, puisque c'est grâce à lui qu'ils ne se dégoûtent pas de penser... » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Tous nous sommes des penseurs et peu importe la profondeur ou non de notre pensée, et parce que le plus souvent nous croyons ce que nous pensons, nous restons ainsi longtemps, voir une vie entière, dans l'erreur. Cependant, comme un arbre a besoin de ses racines pour vivre, nous ne pouvons vivre sans croire et, là encore, peut importe en quoi nous croyons. Certains pensent qu'il ne faut pas manger d'animaux. Ils ont raisonné le sujet, se sont trouvés des réponses satisfaisantes pour pouvoir croire en leur cause, et devienne végétarien, végétalien ou autre ? Quoi qu'il en soit, pour une raison obscure qui échappe à toute logique existentielle, celle du mystère de la vie, celle du mystère des lois naturelles, ces personnes-là ne mangerons plus de viande. Certaines d'entre elles y croiront plus que d'autre, seront encore plus convaincu, chercheront même à vous convertir le cas échéant. Ces dernières, à mes yeux, sont des folles, des imbéciles qui, d'une opinion, d'un point de vue pas moins légitime qu'un autre, sont passé dans le champs de la conviction, de la certitude, cet endroit imaginaire où serait installé en ordre de marche une armée de vérité, dont la leur. Oui, les personnes qui ont des certitudes, bien plus que des convictions, je m'en méfie comme de la peste. Dans notre espèce, elles sont pour moi et de loin les plus dangereuses. C'est parmi elles que nous trouvons tous les gourous, qu'ils soient personnages politiques, religieux, syndicalistes ou autres. Ils vous assènent leurs certitudes, sont prêt à se battre contre vous, à vous déclarer la guerre ou à vous donner la mort, même symbolique, pour faire triompher leurs certitudes, leurs vérités. Et nous, face à eux, que faisons-nous exactement ? Nous les écoutons, prenons actes de leurs dires, voire de leurs faits et gestes, mais nous interrogeons rarement sur le bien-fondé ou non de leurs certitudes. N'est-ce pas normal puisque nous ne réfléchissons pas souvent sur l'essentiel, autrement dit le sens de l'existence et notre sens dans ce dernier, seul questionnement qui permet pourtant de prendre, d'avoir du recul avec les croyances des uns et des autres. Ceci est donc ma croyance et c'est bien celle-ci qui ne me dégoûte pas de continuer à penser, par-ci, par-là, comme l'impose ma condition d'homme, mon cerveau et son fonctionnement.


« Pendant quelques minutes je me suis concentré sur le passage du temps, toute mon attention rivée à l'émergence et à l'évanouissement de chaque instant. A vrai dire, mon esprit ne se fixait pas sur l'instant individuel (qui n'existe pas), mais sur le fait même du passage, sur l'interminable désagrégation du présent. On ferait cette expérience sans interruption pendant toute une journée, que le cerveau se désagrégerait à son tour. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Cette concentration du passage du temps, sur l'interminable désagrégation du présent, voilà bien ma perception de la chose depuis des mois maintenant. Le cancer, tout ce qu'il a engendré comme bouleversement dans ma conception des choses, mouvement y compris, m'a mené à cela. Mais contrairement à Cioran ou à toute personne qui n'a pas connu, vécu dans sa chair l’imminent de sa fin, je perçois chaque moment ainsi, sans exception, et pour cette raison, cette unique raison, tout à l'heure ne veut plus rien dire pour moi, que ce tout à l'heure soit passé ou à venir, car dans ma chair je le vis soit déjà complètement désagrégé, comme ma journée d'hier ou le quart d'heure qui vient de passer, soit comme complètement irréaliste, lointain, très lointain, tant le futur est non présent, non existant dans cet instant même où j'écris. Il est une illusion, ni plus ni moins, tant je ne sais rien de lui à l'heure de ces mots, tant je sais aussi d'expérience que lorsqu'il sera présent, il disparaîtra aussi vite qu'il est venu, retournant au néant, à sa condition originelle, celle du temps qui défile sous nos pas, celle d'un temps qui existe complètement indépendamment de nous, de nos misérables existences, misérables parce qu'elles n'ont pas de grand intérêt, voire aucun à l'échelle de l'univers, du cosmique. Même la poussière a peut-être plus de valeur que nos vies, quoi que notre ego nous amène à penser de nous-mêmes et des autres. Du coup, je pense à la distinction nette, profonde, comme une cassure, que nous avons fait entre nous et les autres espèces vivantes, à commencer par celle que l'on nome animal, comme si nous étions autre chose, radicalement une autre forme de vie, sans aucun rapport avec de vulgaires lapins ou chevaux. N'est-ce pas là la preuve de notre bêtise, que nous ne sommes que des êtres  présomptueux ? Parce que nous sommes plus fort qu'eux, parce que nous pouvons les éliminer ou les maintenir en vie comme bon nous semble, nous sommes habité par le pouvoir, son sentiment de puissance, comme tenir une arme à la main et savoir que la vie de l'autre ne dépend que de notre seule volonté, oui, nous nous considérons comme des Dieux par rapport au monde dit animal. Mais y a-t-il plus bestial que nous, plus vicieux, plus pernicieux, plus sadique qu'un être humain dans le monde du vivant ? Je crois que non, d'où mon peu d'estime pour notre espèce et, plus encore, pour nos croyances ou certitudes.


« Être, c'est être coincé. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

« Ni ce monde, ni l'autre, ni le bonheur ne sont pour l'être abandonné au doute. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Coincé, c'est bien le mot, le bon terme, une fois de plus, une fois encore. Ne vous sentez-vous parfois, voire souvent à l'étroit dans vos petites vies étriquées, aussi mirobolantes puissent-elles paraître ? N'avez-vous pas parfois l'envie de changer de peau, d'être un autre, une autre, avec une autre vie, un autre quotidien ? Ne vous est-il jamais arrivé, au moins une fois, de refaire toute votre vie en rêve, de la réinventer totalement ou presque, parce que vous vous sentez enfermé entre deux murs, ne pouvant tendre vos bras, ne pouvant vous mouvoir, danser, tourner, dans cet endroit exigu qu'est votre vie ? Ces moments sont toujours des moments de doutes, même si ces derniers ne se manifestent pas ouvertement, à ciel ouvert, mais c'est bel et bien notre condition que nous remettons en cause. Cependant certains ne doutent pas, semblent parfaitement satisfaits de ce qu'ils vivent. Ceux-là, je le crois, sont ceux qui sont encore dans leur rêve, des rêves qu'ils n'ont pas encore accompli, concrétisé et pour lesquels ils croient en la réalisation, tôt ou tard. Ce n'est peut-être qu'à l'aube de leur mort, lorsqu'ils ne pourront qu'admettre que certains de leurs rêves, voire tous, n'ont pas été réalisé qu'ils s’effondreront, prenant alors toute la mesure de l'illusion dans laquelle ils étaient plongés. Pour les autres, toujours parmi les rêveurs , si les souhaits de ces derniers se concrétisent, rapidement ils prendront l'habitude de vivre leur rêve, qu'il s'agisse d'habiter sa propre maison ou de faire le tour du monde. Parce que ce ne seront plus des rêves, mais des réalités, tôt ou tard leur saveur disparaîtra, aussi sûr que deux et deux font quatre. De même, il se peut très bien que l'accomplissement de leur rêve ne leur apporte pas la satisfaction escomptée. Alors ils seront déçu et, dès que l'on est déçu, peu importe la raison, le doute frappe à notre porte. On s'engouffre dedans ou non, c'est selon chacun, mais le bonheur n'est plus de mise. D'ailleurs, qu'est-ce le bonheur, sinon un instant fugace qui, lui aussi, part aussi vite qu'il est venu. Il faut être fou comme nous le sommes pour croire que le bonheur peut être quelque chose de continue, sans interruption, sans fracture dans le temps. Cette folie est le propre de l'enfance, je peux l'admettre, mais lorsque je vois tous ces adultes en quête frénétique de construire leur vie autour, avec, cette idée folle, alors oui, je comprends que notre espèce est folle.


« Une fois qu'on a compris, le mieux serait de crever sur l'heure. Qu'est-ce que comprendre ? Ce qu'on a vraiment saisi ne se laisse exprimer d'aucune façon, et ne peut se transmettre à personne, même pas soi-même, de sorte qu'on meurt en ignorant la nature exacte de son propre secret. » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

Ce fragment de Cioran me ramène à mon cancer et à la non possibilité de partager ce secret qu'est  cette expérience, secret que je m’efforce, jour après jour, de nommer, appeler, définir. Oui, j'ignore encore la nature exacte de ce que j'éprouve, ressens, lorsque je me pense à travers ma maladie, c'est à dire tout le temps ou presque. Lorsque je dis que je me pense entièrement à travers ma maladie, c'est la même chose que si je vous disais que je me pense entièrement en tant qu'homme, mâle, et qu'il me serait strictement impossible de me concevoir autrement, comme un chat par exemple. Il n'y a ni bien ni mal dans cela, ni bon ni mauvais. C'est uniquement un prisme à travers lequel je m'observe et regarde l'alentour, vous y compris.
J'ai donc compris ce que signifie le mot cancer, le mot mort, le mot survie, le mot vie, les mots agréable, superficielle, essentielle, et quelque autres. Mais comment l'exprimer, le faire comprendre, y compris à moi-même, pour éclairer qui veut l'être, informer qui en a besoin. Oui, tous ces mots ne veulent rien dire par eux-mêmes, tout seul, si l'affect, l'émotion, la sensation, le sentiment n'y est pas mêlé. Mais dire le sentiment, ou tout au moins essayer, là le propre des poètes justement, est une chose ardue, voire impossible, inatteignable. Alors il ne reste que l'incompréhension au final, même s'il nous semble saisir quelques bribes par-ci par-là.


« Je me suis toujours emballé pour des causes perdues et pour des personnages sans avenir, dont j'ai épousé les folies au point d'en souffrir presque autant qu'eux. Quand on est voué à se tourmenter, ses propres tourments, si grands soient-ils, ne suffisent pas ; on se jette encore sur ceux des autres, on se les approprie, on se rend doublement, triplement, que dis-je ? centuplement malheureux ? » (Cioran, « Ébauches de vertige »)

C'était moi hier, complètement, je n'étais que cela, parfois consciemment, d'autre fois sans le savoir. Mais aujourd'hui tout cela est révolue. Je ne veux plus et ne peux plus m'approprier les tourments des autres. Pour tout vous dire, j'évite même d'être à leur écoute désormais. La seule exception, oui la seule, ce sont les cris des personnes qui sont dans le même cas que moi, qu'elles aient ou non un cancer, mais qui savent leur vie en sursis, qui ne savent plus ce que leur réserve demain ou après-demain, qui sente la mort respirer dans leur cœur, dans leur souffle, dans leurs poumons. Oui, seuls elles me parlent, me touchent, m'atteignent malgré moi. Tout le reste, tous les tourments des personnes saines, valides, en bonne santé, ne trouvent plus grâce à mes yeux. Quelque part c'est dommage, je le sais, mais leurs vies ne m'atteint plus, il y a une coupure entre mon monde et le leur, une coupure que je pense définitive, irréparable, infranchissable.

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