lundi 18 mai 2015

Cioran, inspirations...

18 mai 2015


Comme je me l'étais promis, je me suis remis à la lecture d'Emil Cioran. J'ai pris le premier livre qui me tombais sous la main dans ma bibliothèque, livre que j'ai évidemment déjà lu, annoté, et que je redécouvre depuis ce matin. Son titre est « Ébauches de vertige ». Mais contrairement à hier, parce que ma condition a changé, fondamentalement changé, je suis un malade en sursis à présent, que cela plaise ou non, un malade qui a bien compris, assimilé, intégré, qu'il n'avait plus tout le temps devant lui, qui a bien compris que même demain est aléatoire, ne sera peut-être pas, ou alors dans des conditions telles que ce ne sera pas une vie, mais bien plutôt de la survie, une quête effrénée pour durer, coûte que coûte, fusse au prix de la douleur, physique ou morale, voire les deux, au prix de la souffrance, tout cela pour exister encore un petit peu avec l'espoir, sans doute, de profiter de nos proches, des êtres que nous aimons, que nous ne voulons pas quitter alors que nous savons, du fait de notre maladie, que cela se fera plus tôt que tard. Donc je relis Cioran avec un autre regard, m'attarde sur certains de ses aphorismes qui, hier, lorsque j'étais valide, sachant cependant aussi que tôt ou tard je mourrai, mais tout en théorie, uniquement en théorie, n'ayant pas vécu dans ma chair, dans mon esprit, l’expérience de la mort imminente, la peur de ma mort à court terme, évidente, indéniable, imparable, je redécouvre donc certains aphorismes de Cioran avec le regard de celui qui sait qu'il va mourir, peut-être même aujourd'hui. Par exemple, il écrit :

« Heureux tous ceux qui, nés avant la science, avaient le privilège de mourir dès leur première maladie ! »

Effectivement, aujourd'hui, est-ce véritablement une vie que de vivre avec un cancer ? Bien entendu je ne parle pas de ceux ou celles qui sont en rémission, malgré que je sois sûr que même en rémission ils se posent encore des questions, scrutent, s'observent, au cas  où. Mon point de vue, qui n'engage évidement que moi, est que l'on ne vit pas tant que le cancer est là, tant que l'on est en soin. On est dans l'attente, parfois le stress, le doute, la peur, bref tout sentiment qui nous empêche d'être dans le léger, le futile, la réelle gaîté. Pour autant cela ne nous empêche pas d'apprécier le beau. D'ailleurs, je crois qu'il faut avoir une maladie mortelle ou être très âgé, savoir que ses jours sont comptés, que ce n'est plus qu'une question de mois, de quelques années au mieux, de quelques semaines au pire, pour être capable d'apprécier le beau, ce qui est vraiment beau, non pas les paillettes ou je ne sais quoi de similaire, pas plus la réussite, l'ambition ou la démesure de certain. Non, le beau est quelque chose qui se trouve à l’intérieur de l'être, qui n'a pas d'aspect physique à proprement parlé, mais que nous pouvons deviner, ressentir, éprouver, à travers le ton, les mots, le comportement de ceux et celles que nous croisons, que nous partagions leur vie ou non. Oui, le beau, le seul, l'unique, est là et pas ailleurs. Tout le reste, sans exception, n'est que foutaise, merdes éphémères, sans aucun intérêt pour qui sait et a accepté qu'il pouvait mourir demain.

Toujours dans son livre « Ébauches de vertige », Cioran écrit :

« La stérilité rend lucide et impitoyable. Dès qu'on cesse de produire, on trouve sans inspiration et sans substance tout ce que font les autres. Jugement sans doute vrai. Mais il fallait le porter avant, lorsqu'on produisait, lorsque justement on faisait comme les autres. »

Le cancer, son traitement, les soins qu'il implique, toutes les séquelles que cela laisse, tout cela, bien malgré nous, nous rend petit-à-petit stérile. Il doit en aller de même de la vieillesse où, passé les 70 ans, nous ne pouvons qu'être de moins en moins actifs, de moins en moins efficaces. Mais si l'on y réfléchi bien, n'est-ce pas normal ? Jamais dame nature n'a créé l'être humain pour qu'il vive jusqu'à cet âge. Si tout cela est, de la même façon que nous ne mourons plus dès notre première maladie, c'est uniquement grâce à la science, la médecine exactement. Pasteur, ses prédécesseurs et successeurs, les chercheurs actuels, croient nous faire un bon cadeau. C'est le point de vue de certains, peut-être même le vôtre, mais il n'est pas le mien. Improductif parce que malade ou trop âgé, nous ne servons strictement plus à rien pour nous-mêmes. Lentement mais sûrement, nous devenons des assistés, des personnes entretenus. Faire les courses, le ménage, élever ses enfants, tout cela devient un fardeau que nous n'arrivons même plus à porter, ou alors avec beaucoup de difficulté si tant est que la maladie nous foute un peu la paix. De même, savoir et vivre l'évidence que l'on va mourir sous peu rend évident la futilité de toute production, quelque soit la nature de cette production. Comme le dit si bien Cioran : « Exister est un plagiat. ». Alors oui, lorsque comme moi l'on devient improductif, que l'on sait la porte de sa mort à portée de main, peut-être pour demain, on regarde les autres s'agiter avec un espèce de dédain tant tout ce qu'ils entreprennent, dans le fond, est vain, voué à la poussière, à disparaître tôt ou tard, y compris nos propres progénitures.

Enfin, Toujours dans ce même livre, Cioran écrit :

« Toute concession qu'on fait s'accompagne d'un amoindrissement intérieur dont on n'est pas conscient sur le coup. »

Il écrit également :

« Détester quelqu'un, c'est vouloir qu'il soit n'importe quoi, sauf ce qu'il est. T. m'écrit que je suis l'homme qu'il aime le plus au monde..., mais il m'adjure en même temps d'abandonner mes obsessions, de changer de chemin, de devenir autre, de rompre avec celui que je suis. Autant dire qu'il refuse mon être. »

Oui, hier je ne savais pas ce que je voulais réellement, je savais juste ce que je ne voulais pas. Depuis ma maladie, ma prise de conscience de ma précarité, c'est bel et bien l'inverse qui s'est installé. Aujourd'hui je sais pertinemment ce que je veux et cela se résume en un mot : la paix. Oui, je ne veux plus que personne m'emmerde, me demande d'être un autre. A présent je suis dans l'expéditif face à ce genre de demande, quitte a expédier dans la foulée la personne demandeuse, insatisfaite de celui que je suis. Qu'elle aille voir ailleurs si j'y suis, elle ne s'en portera que mieux et moi aussi. Donc oui, plus ma maladie avance, moins je fais de concession et, je le pense, viendra un moment où je n'en ferai plus aucune. En l'état, deux personnes seulement échappent à cette règle que j'ai décidé d'appliquer depuis une bonne année à présent. Il s'agit de Cynthia, ma compagne, et de ma fille, parce qu'elle n'a que treize ans, ne connaît encore rien à rien, que je l'ai plongé avec sa mère dans cette merde qu'est la vie, non celle « naturelle », mais celle de nos sociétés, de nos règles à la con, du royaume du chacun pour soi et que les autres se démerdent. Oui, elle est bien trop jeune, encore trop innocente, trop conne, n'ayons pas peur des mots, pour que je sois trop rigide envers elle, trop intransigeant, même si sa naïveté, celle de l'adolescence qui démarre, me met parfois hors de moi en moi-même. Cependant je me tais, la laisse à ses rêves, car je le sais, comme chacun d'entre nous, elle fera ses expériences, sera plus d'une fois déçue de ce qu'elle découvrira, comprendra du monde dans lequel elle devra évoluer, faire sa place et, ce jour-là, elle aura toutes les raisons du monde d'en vouloir à ses parents de lui avoir offert ce sort.

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